VÉRITÉ
Philosophie
De la distinction entre le vrai dans l'être et le vrai dans la pensée à la critique de la vérité comme adéquation
Du Cratyle au Sophiste, Platon procède en quelque sorte à la mise en place du concept de vérité dans son rapport au discours. Il ne suffit pas en effet de débattre, comme dans le Cratyle, de la « justesse des noms » pour répondre à la question de la vérité. Une fois libérée d'une illusoire confiance dans les mots, reste encore à s'assurer de la façon dont il faut « partir de la vérité » des « choses mêmes » pour connaître celles-ci (439 a, b), une conclusion qui, pour renverser la formule énigmatique prêtée à Cratyle (on connaît les choses par les noms), n'en est pas moins aussi énigmatique qu'elle. Comment en effet « aller vers » les choses mêmes (G. Lebrun, La Patience du concept) ? Le lecteur qui a compris qu'aucun point de vue sur la justesse des noms ne mène à la vérité n'a fait encore que la moitié du chemin. Il faut attendre l'exposé de l'Étranger, dans Le Sophiste, sur les conditions du discours signifiant pour que le statut de la « vérité » gagne quelque clarté.
Lorsque Cratyle soutient que les noms justes reproduisent intégralement les choses, il place la vérité dans le langage de telle façon que, ou bien « en disant ce qu'on dit, on dit ce qui est », ou bien on ne dit pas ce qui est, ce qui revient à ne rien dire (429 d). Cette position exclut, avec l'existence du faux, le dire faux comme non-dire. On comprend dès lors que la problématique du Sophiste, dans les passages consacrés à la définition du discours (pp. 260-264), doive mettre fin à l'alternative entre dire ce qui est et ne pas dire, en s'attaquant à cette conception de source éléatique qui fait de la vérité la vérité de ce qui est, en même temps que l'objet transitif du discours.
Platon s'est employé à démontrer, à l'encontre des sophistes, que, en dehors de l'alternative entre dire vrai (ou, selon eux, dire ce qui est) et le silence d'un « ne pas dire » (quand il n'est pas, par eux encore, assimilé à du vain bruit), il y avait place pour un dire non vrai et un dire non vrai irréductible à un « ne pas dire », contrairement à ce que prétendent Cratyle ou Dionysodore (d'après une thèse attribuée à l'« école de Protagoras », dans l'Euthydème, 286 c et suiv.). La théorie platonicienne de la vérité est donc inséparable de la démonstration de la possibilité du dire faux. Cependant, comme cette possibilité relève du discours sensé dont la définition engage la compétence « grammaticale » du dialecticien (Le Sophiste, 253 b), sa démonstration prend un caractère sémantique. En bref, il faut une sémantique de l'énoncé pour que l'effort consistant à désolidariser une bonne fois la vérité de l'Être arrive à fonder un dire qui se réfute.
C'est la raison pour laquelle Platon a dû en finir avec l' essence de la vérité, conçue à l'origine sur le mode du « non-voilement » (Unverbogenheit) de l' Être même, que célèbre Heidegger à partir du Poème de Parménide d'Élée. D'après Heidegger, c'est en effet à un tel « changement intervenu », avec Platon, « dans l'essence de la vérité » (« La Doctrine de Platon sur la vérité », in Questions II, Gallimard, trad. R. Axelos et J. Beaufret) que la métaphysique occidentale doit cette nouvelle définition de la vérité, à savoir un rapport de conformité qui a substitué les critères de l'exactitude de la représentation à la présence de l'Être de l'étant. Est-il cependant légitime de rendre Platon responsable de la thèse de la vérité comme rapport de conformité, que la scolastique médiévale traduira en adaequatio rei et intellectus, sous prétexte[...]
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Écrit par
- Robert BLANCHÉ : professeur honoraire à la faculté des lettres et des sciences humaines de Toulouse
- Antonia SOULEZ : agrégée de l'Université, docteur d'État en philosophie, maître de conférences à l'université de Paris-XII-Val de Marne
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