VERMEER DE DELFT (1632-1675)
Les chefs-d'œuvre
Les peintures de 1658-1661 présentent toujours la même touche solide, accentuée avec une grande fermeté d'empâtement dans les parties éclairées surtout. La couche picturale superficielle, vue de près, est caractérisée par sa rugosité, à cause de petites coulées grenues et de taches de couleur. Sur la Peseuse de perles (Washington), on observe comment cette consistance exagérément réaliste, dure, fait place à une texture plus « moelleuse » de la matière, à un éclairage moins violent et à un raffinement supérieur. L'exemple de Frans van Mieris de Leyde (1635-1681), auparavant célèbre, désormais sous-estimé, doit avoir compté pour Vermeer. À partir de 1658 déjà, il obtenait des effets analogues. Après 1660, les deux peintres qui ont certainement des contacts traitent constamment les mêmes thèmes avec une facture similaire. La Peseuse de perles ainsi que Le Collier de perles (Berlin, Dahlem) et la Jeune Femme en bleu (Rijksmuseum, Amsterdam) datant tous de 1662-1665, attestent derechef que Vermeer, plutôt que de se disperser dans des expériences diverses, partant d'un parti somme toute simple, réussit à trois reprises un ensemble parfaitement achevé. Une table couverte d'une nappe à demi retroussée et de quelques objets constitue sur les trois toiles un contraste horizontal avec la grande femme debout, vue quasiment en pied. À l'intérieur de ce cadre simple, le volume et le dessin des lignes sont extraordinairement délicats. Le problème consistant à mettre en scène avec authenticité des figures dans un espace éclairé était pour Vermeer d'autant plus difficile à résoudre que l'on conçoit les êtres humains animés. Or il ne pouvait suggérer le mouvement de manière convaincante avec sa facture minutieuse. C'est pourquoi les attitudes et les mimiques des personnages dans les tableaux de Pieter de Hooch des années 1658, et aussi celles du Soldat et la jeune fille riant semblent encore figées. Les peintres du véritable trompe-l'œil éludèrent ce dilemme en ne prenant pour thèmes que des objets inanimés. Quant à Vermeer, qui visait également à une illusion de profondeur mais se voulait simultanément peintre de figures, il surmonta la difficulté en faisant effectuer à ses personnages des activités impliquant un maintien immobile. Il a de ce fait saisi dans la Peseuse de perles l'instant précis d'attention fixe où les plateaux de la petite balance sont mis en équilibre entre ses doigts. Et ses yeux, où l'on pourrait lire la vie et le mouvement, se dissimulent sous ses paupières baissées.
Dans La Leçon de musique (Buckingham Palace), Vermeer intègre les nouvelles conquêtes dans une mise en page plus complexe. Il a placé de dos la musicienne, ce qui lui permet d'exclure les mains de celle-ci du champ du tableau : « la musique est compagne de la joie et médecine des douleurs » dit l'inscription latine sur le couvercle du virginal. Il semble que Vermeer ait voulu arriver à la même chose par le biais de la peinture. Un rythme vif et puissant entraîne le regard le long de la table, du siège et de la viole de gambe vers le fond. Il ne va pas se perdre dans le grand arrière-plan rectangulaire, mais se pose sur les rectangles plus petits aux contours strictement délimités du miroir, du tableau et du virginal, variations sur le véritable thème principal : la perspective soigneusement construite d'un grand espace aux formes emboîtées.
Dans l' allégorie de L'Atelier(Vienne, env. 1662-1668), sur le même thème que l'œuvre de Van Mieris au musée de Dresde, Vermeer allia la fixité et le mouvement plus rationnellement que sur un quelconque de ses tableaux précédents. La jeune fille à la couronne de lauriers pose (comme la Peseuse elle a les yeux baissés) : elle est donc immobile par définition. Le peintre tourne le dos au spectateur, par conséquent la[...]
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Écrit par
- Albert BLANKERT : conservateur, Amsterdams Historisch Museum, Amsterdam
Classification
Médias
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