VERTU
L'exigence de vertu s'ancre dans le désir de trouver une loi qui rendrait la répétition possible. Mais conquérir l'impassibilité, est-ce devenir un dieu ou son servile imitateur ? est-ce promouvoir la vie ou bien l'étouffer ? est-ce conquérir le bonheur ou, au contraire, ôter toute saveur à l'existence ? Bref, l'exigence de vertu peut-elle s'universaliser ?
Concevons la vertu comme la simple manifestation d'une force en mouvement, la mise en œuvre d'un pouvoir qui s'autosuffit, l'opération qui correspond le mieux aux penchants et aux besoins d'un individu isolé ; alors « prendre à bail » la vertu serait le propre d'impuissants cherchant la liberté dans la pensée plus que dans l'action ; supposer possible une définition de la vertu serait le fait d'hypocrites élevant le savoir au-dessus de la pratique ; vouloir préciser les canons de la vertu serait l'affaire de présomptueux s'efforçant d'en imposer par des propos plus que par des actes. « Nul ne sait encore ce que sont le bien et le mal, disait Zarathoustra, nul, si ce n'est le Créateur. »
Reste qu'on ne saurait pourtant dénier à l'apologétique de la vertu sa portée humanisante, comme si, au-delà de toute victoire sur une morale déterminée, s'affirmait le triomphe d'une certaine « forme » de conduite, d'un certain « art » de vivre, ou peut-être plus simplement encore d'un certain type de « représentation », donatrice de sens. Certes, on ne saurait rabaisser les dons au profit des vertus, pour faire du mérite la seule source morale. Et néanmoins comment ne pas voir en la vertu la source privilégiée du sublime, dans la mesure où elle atteste chez l'homme l'existence d'un pouvoir qui, selon l'expression kantienne, « dépasse toute mesure des sens » ?
Mais, si toute vertu procède de lui, Dieu n'est pas vertueux, la vertu dans son archétype n'est vertu de personne, vertu et perfection s'excluent réciproquement. Dès lors, comment l'homme vertueux pourrait-il garantir le statut de ses propres actes ? Et la vertu ne peut-elle se connaître que dans son négatif, par la découverte de ce qui lui manque ?
« Trouvons, dit par exemple Plotin, cet élément identique qui, à l'état d'image en nous, est la vertu, et, à l'état d'archétype en Dieu, n'est pas la vertu. » Cette quête paradoxale paraît bien significative d'une tentative perpétuellement réitérée au cours des siècles pour délaisser le domaine d'une anthropologie pragmatique, afin de poursuivre l'élaboration théologique du problème à la limite d'une théodicée : c'est, en effet, seulement dans le mouvement dialectique de la Trinité que l'aporie plotinienne trouve sa résolution, suspendue à une conception du Christ comme Vertu de Dieu.
Mais cette tentative de dépassement de l'anthropologie pragmatique s'effectue dans d'autres directions privilégiées, celles de la réflexion politique et juridico-morale. À la recherche de son identité, l'homme vertueux ne cesse de s'efforcer à en surprendre les signes – plus ou moins visibles – au sein d'un groupe social, d'une communauté nouménale, ou d'une Église constituée. Quel est l'objet, le sens et la logique interne de cette démarche, c'est ce qu'il faudrait ressaisir, afin de déceler, au-delà de l'aspect psychologique et esthétique du problème, le statut spécifique de la vertu.
Le mythe vertuiste
« La vertu antique (αρετ̀η), écrit Hegel, avait une signification précise et sûre, car elle avait son contenu solide dans la substance du peuple, et elle se proposait comme but un bien effectivement réel, un bien déjà existant. » Comment contester l'exigence d'αρετ̀η, quand celle-ci est conçue, suivant[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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