VERTU
Agonistique de la vertu
Dans l'éthique évangélique, il semble au contraire que la véritable vertu soit à décrypter sous une apparence grossière. D'une façon déconcertante, rien de la précellence et de la majesté temporelle ne doit se refléter dans les figures féminines par lesquelles un Giotto a représenté les vertus. Massives et vulgaires, elles sont plus proches de puissantes ménagères que de ces gracieuses silhouettes de déesses léguées par le Quattrocento. « Charité sans charité », charité portant un symbole dont elle ne semble point saisir le sens, disait le jeune Proust ; présence entêtante d'une réalité imperméable à l'herméneutique.
S'agit-il d'innocence ou d'une apparence savamment calculée d'innocence ? Il ne faut point qu'on puisse savoir, afin que l'homme vertueux ne se voie pas contraint de recueillir le bénéfice mondain de sa pratique vertueuse. Ainsi, l'exigence de duplicité est incontournable chez celui que Kierkegaard appelle « témoin de la vérité ». Celui-ci, renonçant à lui-même pour exprimer le général, ne peut qu'ignorer l'idéal de maîtrise, et ne saurait par ailleurs espérer repos, compréhension ou sympathie, de quelque ordre que ce soit. Dans une relation immédiate et de tous instants à la divinité, le « héros de la foi » atteste seulement par sa présence la possibilité de l'impossible, l'intrication de l'infini au fini et la réitération perpétuée du mouvement généralisateur de la foi. La vertu est héroïque ou elle n'est pas. Cependant, à voir ce témoin, nous dit Kierkegaard, « on croirait un scribe qui a perdu son âme dans la comptabilité en partie double, tant il est méticuleux ». Nous sommes là bien loin de cette forme glorieuse et ostentatoire du sublime qu'on trouve chez un Corneille ; loin que l'homme ait à s'effacer pour faire triompher la vertu, c'est la vertu elle-même qui pour Cinna doit s'élever à la hauteur de l'homme :
S'il est pour me trahir des esprits assez bas,Ma vertu pour le moins ne me trahira pas ;Vous la verrez, brillante au bord des précipices,Se couronner de gloire en bravant les supplices...
Deux agonistiques de la vertu sont ici confrontées ; dans l'une la vertu triomphe de la lâcheté, dans l'autre c'est sur elle-même qu'il lui faut remporter la victoire. La première dresse l'un contre l'autre héros et homme vulgaire, la seconde met en évidence l'indigence de l'homme à exhiber les signes de sa sublimité. La vertu semble là possible ; ici c'est son absence qu'il s'agit de rendre sensible.
Cependant, dans un cas comme dans l'autre le ressort de la vertu est bien le courage moral. « La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature et fort par sa volonté », écrit Rousseau au cinquième chapitre de L'Émile ; ce qu'il commente dans une lettre à Monsieur de Franquières : « Il n'y a point de vertu sans combat, il n'y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à l'être en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre cœur. » Par suite – et tel est bien le paradoxe –, l'homme ne saurait être vertueux à l'état de nature. Certes, l'innocence – ou plutôt la « bonté », pour parler le langage de Rousseau – caractérise tant l'homme primitif que l'enfant chez lequel ne se sont pas encore éveillées les passions. Certes, il s'agit là d'un instinct plus sûr que la loi de la vertu, car le danger est moins grand de contredire son penchant que de contredire son devoir. Mais la vertu a davantage de « pureté » que la bonté ; et si la vie sociale semble à Rousseau préférable à l'état de nature, c'est parce qu'elle élève l'homme à un niveau supérieur en le forçant[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Autres références
-
ARISTOTE (env. 385-322 av. J.-C.)
- Écrit par Pierre AUBENQUE
- 23 786 mots
- 2 médias
...partie essentielle de l'homme, qui est l'âme. Comme il y a deux parties de l'âme, rationnelle et irrationnelle, il y aura deux sortes d'excellence, ou vertus : les vertus intellectuelles, ou dianoétiques, et les vertus morales ; celles-ci expriment l'excellence de ce qui, dans la partie irrationnelle,... -
ARISTOTÉLISME
- Écrit par Hervé BARREAU
- 2 242 mots
- 1 média
...l'individu, l'éthique consistera donc à déterminer les voies de son bonheur, qui s'identifient à celles de la vertu. Il n'y a pas de bonheur sans vie vertueuse. Or cette vie vertueuse ne se borne pas à la justice à l'égard des autres, elle implique également la modération à l'égard des désirs et... -
BIEN, philosophie
- Écrit par Monique CANTO-SPERBER
- 6 623 mots
- 1 média
L'eudémonisme antique, qui identifie la vie heureuse et la vie morale, est caractérisé par deux thèses : la vertu réalise la fonction humaine de raison ; l'accomplissement de cette fonction est le bonheur. Ce sont des thèses sur lesquelles Aristote revient plusieurs fois dans l'... -
BONHEUR
- Écrit par André COMTE-SPONVILLE
- 7 880 mots
...font pas), mais parce qu'on le veut. Peut-on agir, pourtant, sans espérer ? Oui, répondent les stoïciens, et c'est ce qu'on appelle la vertu. La vertu, rapporte Diogène Laërce (VII, 89), est en effet « adoptée pour elle-même, non point par crainte ni par espoir », et c'est ce que Kant... - Afficher les 27 références