VERTU
La vertu créatrice
Ainsi est formulée l'idée romantique d'une « loi du cœur ». Cependant, que cette notion recouvre une simple nostalgie, et qu'elle ne puisse pas même servir de pierre de touche à une lutte authentiquement révolutionnaire, voilà ce que l'histoire, la littérature et la philosophie de la fin du xviiie siècle se sont appliquées à démontrer.
D'une part, la loi du cœur, justement par le fait de son actualisation, « cesse, comme le dit Hegel, d'être la loi du cœur » : en effet, dans le contenu d'un cœur, les autres hommes ne trouvent pas accomplie la loi de leur propre cœur. D'autre part, la vertu subjective, qui se guide sur le seul sentiment, entraîne avec elle la plus redoutable tyrannie ; prendre « au sérieux » la vertu conduit à faire régner la suspicion généralisée.
Enfin, la folie et la mort menacent le cœur présomptueux qui seul et au nom de ses principes voudrait bouleverser le cours du monde. L'on ne saurait impunément se poser comme « redresseur de torts » et adopter une attitude qui, pour se maintenir, exige la transformation du simple orgueil en mépris. La vertu étant seule posée comme réelle, le monde devient ce qui doit être détruit purement et simplement, ou bien – cas plus grave pour le sujet lui-même – ce qui n'est plus digne de son intérêt. Il s'agit là de ce « déclin du monde » qu'il est revenu à Freud de caractériser, dans l'étude du cas du président Schreber, comme emblème ou soleil noir de la désespérance psychotique.
Le cœur se révèle dès lors impuissant à légiférer, et la conscience qui avait cherché son actualisation immédiate s'aperçoit de son néant face à l'essence universelle. La loi apparaît en ce moment décisif comme l'essentiel, et l'individualité comme ce qui doit être supprimé, aussi bien dans la conscience de l'individualité vertueuse que dans le cours du monde. La « discipline vraie » de la vertu consiste ainsi dans le sacrifice de la personnalité intégrale, sacrifice qui seul nous donne « l'assurance et la preuve, suivant les termes de Hegel, que la conscience de soi n'est plus liée et fixée à des singularités ». Par la suppression de l'individualité, « on fait place à l'en-soi du cours du monde », c'est-à-dire qu'on permet à l'« ordre universel » qui en est l'essence d'émerger comme réalité.
On retrouve donc ici cette notion, qui faisait déjà le cœur de la conception platonicienne de la vertu, d'« ordre du monde » à restituer et à promouvoir par la pratique de la justice. Celle-ci, définie dans La République comme la capacité d'accomplir la tâche qui est nôtre, confère à toutes les autres vertus – sagesse, courage et tempérance – la capacité de se produire, et, une fois qu'elles sont produites, « sauvegarde leur existence ». Cependant, la pratique de ces vertus exige un renoncement qui seul permet d'acquérir la pensée de l'ordre, laquelle est l'exercice de purification par excellence (καθαρμος). Échanger des plaisirs contre des plaisirs, des peines contre des peines, cela « constitue cette sorte de vertu qui est une peinture en trompe-l'œil ». Le vrai, au contraire, est « une purification à l'égard de tout ce qui ressemble à ces états ». La vertu apparaît ainsi comme le consentement au dépouillement. Elle ne demande pas tant qu'on s'ajoute quelque chose, mais au contraire qu'on retranche tout ce qui empêche la pensée de se tourner vers la vérité.
Mais comment alors concevoir autrement que comme une grâce cette vertu qui naît d'une conversion à Dieu bien plus que d'une lutte contre le mal ? « En général, écrit Plotin, nous évitons les maux ; mais notre volonté propre n'est pas de les éviter : elle est[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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