VESTIGES DU JOUR, film de James Ivory
Des héros pathétiques
Dans le roman dont est tiré le film, Stevens est le narrateur. Ici, il incarne un personnage parmi les autres. Le grand talent de James Ivory est de montrer en toutes circonstances l'ensemble d'une société où chacun, comme chez Jean Renoir, a ses raisons de se trouver embarqué dans un rôle et dans un réseau de coordonnées sociales qui peuvent lui ôter toute vue d'ensemble, et parfois tout réflexe humain. Par exemple, Lord Darlington, qui paiera plus tard son amitié avec les nazis, n'est présenté ni comme un monstre ni comme un inconscient, plutôt comme un « amateur » en politique, comme le lui suggère Lewis ; c'est aussi un homme hanté par des remords personnels envers un ami allemand victime de la situation dans laquelle le traité de Versailles de 1919 avait plongé l'Allemagne. Lewis, de son côté, n'est pas un saint et un pur esprit, c'est un homme qui n'oublie pas ses intérêts.
Comme Luchino Visconti le fut de son vivant pour ses films « à costumes », James Ivory est un réalisateur mésestimé, critiqué par certains pour le cadre historique luxueux, soigné, agréable à l'œil qu'il a donné à plusieurs de ses films, taxés pour cela de complaisance décorative. En réalité, il propose à chaque fois une analyse d'une période donnée, et Vestiges du jour s'inscrit dans une œuvre très riche qui, depuis Shakespeare Wallah (1965) – qui évoque une troupe anglaise jouant Shakespeare dans l'Inde de la décolonisation –, explore à travers l'histoire de l'Occident, sur plus de deux siècles, les confrontations entre cultures, notions, classes et continents. Ses premiers films montraient sans complaisance les illusions « universalistes » des colonisateurs occidentaux en Inde, et la romancière et scénariste d'origine indienne Ruth Prawer Jhabvala, collaboratrice régulière, a beaucoup apporté à ses œuvres. Dans celles-ci, l'individu n'est jamais vu avec mépris ou supériorité, mais en même temps, il n'est pas tenu pour quitte de ses choix moraux, et notamment de sa servitude consentie ou de ses allégeances aveugles aux « grands principes » des classes possédantes. Le pathétique du personnage de majordome campé avec discrétion et sobriété par Anthony Hopkins – dont c'est là l'un des plus grands rôles, tout en retenue – provient de ce qu'il est le premier conscient de ses limites, mais n'arrive pas à envisager une autre façon de se comporter. Délicieuse est la scène où Miss Kenton le taquine, et le surprend, confus, en train de lire des romans à l'eau de rose. Et poignante celle où il refuse de voir l'état dramatique où se trouve son père. Comme dans Retour à Howards End, où il jouait un maître et un tyran domestique à l'esprit étroit et non un serviteur, son personnage est celui d'un infirme affectif, qui ne réalise que trop tard, douloureusement, ce qu'il a laissé passer.
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Écrit par
- Michel CHION : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III
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