SEGALEN VICTOR (1878-1919)
De l'Empire de Chine à l'empire de soi-même
Un extrait d'Équipée (1929) pourrait être un raccourci symbolique du combat qu'a livré Segalen : « Deux bêtes opposées museau à museau, mais se disputant une pièce de monnaie d'un règne illisible. La bête de gauche est un dragon frémissant, non pas contourné en spires chinoises décadentes mais vibrant dans ses ailes courtes et toutes ses écailles jusqu'aux griffes : c'est l'Imaginaire dans son style discret. La bête de droite est un long tigre souple et cambré, bien membré dans sa sensualité puissante : le Réel toujours sûr de lui. » Et Segalen ajoute plus loin : « L'objet que ces deux bêtes se disputent – l'être en un mot – reste fièrement inconnu. » Ce vide qui n'est pas néant, mais plutôt la vacuité telle que la pense Lao-tseu, c'est l'espace où se déroulent nos jours, si nous acceptons loyalement que se confrontent en nous le réel et l'imaginaire ; or Segalen est un esprit sans illusion bien que visionnaire, d'une terrible et merveilleuse lucidité, refusant de donner aussi bien dans le réalisme trivial que dans l'idéalisme éthéré. Il est un des rares poètes à avoir osé mettre la poésie à l'épreuve du réel, après Rimbaud.
Équipée en est la meilleure preuve : immobilisé en 1915 à Brest, Segalen rêve la dernière expédition en Chine, la décrit avec minutie, sachant que l'expérience, ensuite, enrichira ou détruira cet épisode imaginaire. Et le livre est admirablement sous-titré : Voyage au pays du réel. Le même problème est autrement posé dans René Leys (1921), récit étonnant d'un personnage dont l'auteur, comme le lecteur, se demande s'il affabule ou s'il dit vrai (et l'énigme n'est pas résolue). Cette hésitation est le sujet même du livre, qui dénonce ainsi les conventions romanesques, et le marché que passent habituellement l'auteur et le lecteur, le second « croyant » à l'histoire que lui raconte le premier. Et puis, pénétrer la Cité Violette Interdite, le Dedans du Palais et le cœur de l'être, en même temps que la Mère-Impératrice, n'est-ce pas l'imaginaire le plus réel qui soit, le rêve d'une vie qui, elle, n'est pas inventée ?
Ce doute sur lequel repose tout équilibre de l'esprit donne leur dureté fragile aux Stèles, bornes de l'immuable et quête de l'identité, de la clé qui permettrait d'atteindre le « Milieu, qui est moi ». La prose concise et mesurée des poèmes semble être une victoire sur le vide, et la récompense est l'inscription du Nom :
Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur – où le sang même ne roule plus –, sous la voûte alors accessible se peut recueillir le Nom.
Poème et récit bouleversés dans leurs lois, sous la poussée des questions que Segalen se posait, la littérature prise en défaut et rebâtie : l'œuvre a les marques des plus grandes.
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Écrit par
- Gérard MACÉ : agrégé de lettres classiques, chargé de cours à l'université de Nanterre, écrivain
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