VIE
« Qui sait si la première notion de biologie que l'homme a pu se former n'est point celle-ci : il est possible de donner la mort. » Cette réflexion de Valéry dans son Discours aux chirurgiens (1938) va plus loin que sa destination première. Peut-être n'est-il pas possible, encore aujourd'hui, de dépasser cette première notion : est vivant, est objet de la connaissance biologique, tout donné de l'expérience dont on peut décrire une histoire comprise entre sa naissance et sa mort. Mais qu'est-ce précisément que la vie d'un vivant, au-delà de la collection d'attributs propres à résumer l'histoire de cet être né mortel ? S'il s'agit d'une cause, pourquoi sa causalité est-elle strictement limitée dans le temps ? S'il s'agit d'un effet, pourquoi est-il générateur, chez celui des vivants qui s'interroge sur sa nature, de la conscience illusoire d'une force ou d'un pouvoir ?
Dans La Logique du vivant (1972), François Jacob a écrit : « On n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. » S'il est vrai que la vie n'est plus un objet d'interrogation, il est vrai aussi qu'elle ne l'a pas toujours été. Il y a une naissance – ou une apparition – du concept de vie au xixe siècle, attestée par la multiplication d'articles dans les dictionnaires et les encyclopédies scientifiques et philosophiques. Un bref historique de l'apparition de ce concept n'est pas superflu.
La genèse du concept
La première esquisse d'une définition générale de la vie se trouve dans Aristote. « Parmi les corps naturels[i.e non fabriqués par l'homme] certains ont la vie et certains ne l'ont pas. Nous entendons par vie le fait de se nourrir, de croître, et de dépérir par soi-même » (De l'âme, II, 1). Et, plus loin, Aristote dit que la vie est ce par quoi le corps animé diffère de l'inanimé. Mais le terme de vie, comme celui d'âme, est capable de plusieurs acceptions. Il suffit toutefois que l'une d'entre elles convienne à tel objet de notre expérience « pour que nous affirmions qu'il vit » (II, 2). La végétation ou végétalité représente le minimum d'expression des fonctions de l'âme. Il n'y a pas de vie à moins. Il n'y a pas de forme plus riche de vie qui ne la suppose comme sa condition nécessaire (II, 3). L'identification des notions de vie et d'animation et, par suite, la distinction de la vie et de la matière, dans la mesure où l'âme-vie est la forme ou l'acte du corps naturel vivant, constituent une conception de la vie aussi vivace, à travers les siècles, que l'a été la philosophie aristotélicienne. Toutes les philosophies médicales qui, jusqu'au commencement du xixe siècle, ont tenu la vie pour un principe soit original, soit confondu avec l'âme, essentiellement différent de la matière, faisant exception à ses lois, ont été directement ou indirectement débitrices de cette partie du système aristotélicien qu'on peut appeler indifféremment biologie ou psychologie.
Mais la philosophie d'Aristote est également responsable, et cela jusqu'à la fin du xviiie siècle, d'une méthode d'étude des êtres vivants, spécialement des animaux, et de leurs propriétés, qui consiste à les classer, à les distribuer en un tableau de ressemblances et de différences, selon leurs parties – c'est-à-dire leurs organes –, leurs actions ou fonctions, leurs modes de vie. De sorte qu'en fait Aristote a accrédité chez les naturalistes une façon de percevoir les formes vivantes qui éclipsait l'interrogation sur la nature de la vie derrière le souci d'étaler, sans lacunes et sans redondances, les produits observables d'un pouvoir plastique qui ne posait, quant à lui, pas de problèmes. C'est la raison pour laquelle on cherche vainement[...]
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Écrit par
- Georges CANGUILHEM : professeur honoraire à l'université de Paris-I-Sorbonne
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