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VIE DE GÉRARD FULMARD (J. Echenoz) Fiche de lecture

Un art du roman

Outre cette référence discrète à la tragédie, genre qu’Echenoz n’avait pas convoqué jusqu’à présent, l’une des singularités du roman réside dans le partage de la narration entre Gérard Fulmard, au point de vue plus que limité, souvent incapable de comprendre quels pièges lui sont tendus, et un narrateur qui donne une perspective plus large et plus lointaine au récit, ne serait-ce que par des changements de temps, le présent laissant place au futur quand certains personnages se retrouvent aux îles Sulasewi à la suite de diverses péripéties. Les anticipations accentuent le caractère joueur sinon ludique du roman. Qui a lu Echenoz sait qu’il ne donne pas de limite à cette dimension du genre, et des modèles comme Dickens ou Nabokov l’incitent à travailler dans cette voie. Et certaines scènes sont carrément comiques, proches du burlesque ou du non-sens, lorsqu’elles mettent en scène le masochisme de Bardot, psychiatre chargé du « suivi » de Fulmard. D’autres reposent sur des jeux de mots, des figures comme le zeugme ou l’image incongrue, le jeu des rythmes et des sonorités. Ainsi des noms propres qui, pour Echenoz comme pour son contemporain Modiano sont déterminants. Un Francis Delahouère rappelle le Roger Behaviour croisé dans Encre sympathique. Quant à Fulmard, s’il évoque l’oiseau qui volait au-dessus du brise-glace dans Je m’en vais(Echenoz, 1999), le « d » final en fait un Français moyen. Il se définit d’ailleurs ainsi dès le début du roman : « Je ressemble à n’importe qui en moins bien. »

Mais Vie de Gérard Fulmard renvoie à un autre genre, qui ne figure pas en couverture de Ravel (2006), Courir (2008) ou Des éclairs (2010), bien que ces romans en relèvent pourtant : une vie brève. Celle du héros s’y apparente bien, pour des raisons qui apparaîtront en toute fin de roman, et l’on en trouvera d’autres, liées à la rue Erlanger où habite Fulmard. Un lieu au passé chargé, comme on le dit des récidivistes. Le modèle est lointain, entre autres les vies de saints qui composent La Légende dorée; on évoquera également, bien plus près de nous, Vie de Joseph Roulin et Vies minuscules de Pierre Michon. La « vie » comme genre littéraire permet de condenser. Elle procède par ellipses et accélérations. Ainsi de Dorothée Lopez dans ce roman, dont le parcours bizarre tient en peu de pages. Un autre procédé, propre aux séries ou au policier est la fiche, sorte d’arrêt sur image, dont nous avons un exemple pour Luigi Pannone, éminence grise de Franck Terrail dont nous faisons plus ample connaissance grâce au même procédé.

On ne cherchera pas de dimension critique ou politique à Vie de Gérard Fulmard. Même s’il enquête et s’il décrit notre société, Jean Echenoz ne marche pas dans les pas de Zola. Il aime l’oblique, la distance, et tout ce qui, dans les lieux comme chez les personnages, génère de la fiction, crée des formes nouvelles et, surtout, suscite le désir d’inventer et d’écrire.

— Norbert CZARNY

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