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VIE DE HEGEL (K. Rosenkranz)

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Prussien et francophile, successeur de Kant à l'université de Königsberg, auteur d'une œuvre abondante (notamment une Vie et œuvres de Diderot, 1866, et une intéressante Esthétique du laid, 1853), Karl Rozenkranz (1805-1879) est surtout connu pour cette biographie de Hegel parue pour la première fois en 1844, à Berlin, après cinq années de recherches (Vie de Hegel suivi de Apologie de Hegel contre le docteur Haym, traduit et préfacé par Pierre Osmo, Gallimard, 2004).

Après la mort de Hegel, en 1831, ses adulateurs ou disciples dissidents, de droite comme de gauche, ainsi que ses ennemis, se déchirèrent (ainsi Haym, dont le Hegel et son temps, 1857, certes non dénué de qualités, est ici sévèrement analysé) ; la fidélité de Rosenkranz, hégélien modéré, allait le pousser à rédiger, en accord avec la famille du philosophe, une première biographie complète. Tâche non dénuée d'embûches tant politiques (Hegel était-il conservateur ou progressiste ?) que proprement philosophiques (faut-il privilégier le système, ou insister sur les percées « existentielles » du penseur ?).

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La voie suivie par Rosenkranz se veut résolument « moyenne », et les continuités seront privilégiées au détriment des ruptures. La carrière de Hegel, depuis ses années de formation au Stift de Tübingen jusqu'à ses dernières leçons de Berlin, en passant par les périodes de Berne ou d'Iéna, apparaît remarquablement constante : elle se caractérise par un même goût pour la vérité, une soif inébranlable d'absolu, un travail acharné, une honnêteté hors de tout soupçon, un génie spéculatif hors pair. L'histoire de l'homme Hegel devra d'abord se lire à partir du devenir de sa pensée : « L'histoire d'un philosophe est l'histoire de sa pensée, l'histoire de la formation de son système. »

S'il appartient à l'œuvre d'éclairer l'homme, cela ne veut pas dire pour autant que celle-ci échappe à son temps. Comme le note Pierre Osmo dans sa Préface, « la leçon de Hegel est bien retenue : l'universalité à l'œuvre dans l'histoire et la singularité au travail dans la pensée ne peuvent que se rencontrer dans la nature des choses et l'esprit du temps qui font la particularité du monde de la vie, dont la vraie biographie a le devoir de rendre compte ». Émaillée de très nombreuses citations, parfois fort longues, d'œuvres qui n'étaient pas encore éditées à l'époque, la biographie de Hegel sera donc hégélienne de fond en comble. Si la philosophie exige de longs et parfois laborieux détours par l'abstraction, « elle doit en venir au concept de l'existence concrète de l'idée et se vérifier dans l'unité du concept et de sa réalité, car le concept d'idée n'est certes rien d'autre que celui de l'unité du concept et de la réalité ». Cette unité du concept et de la réalité, jamais donnée, toujours à reconstituer est ici omniprésente. Ainsi, les lieux fréquentés par le philosophe sont-ils significatifs de sa situation spirituelle ; écrite à Königsberg, « sous les yeux des mânes immortels de Kant », l'ouvrage prend au sérieux ce qui pourrait n'être que pure contingence : Königsberg n'est pas Iéna ou Berlin, et Hegel n'est pas Kant ! L'anecdotique (origines, lieux, formation, lectures, rencontres, traits de caractère, psychologie, données matérielles...) n'est jamais recueilli pour lui-même. Il se voit toujours intégré à « l'historicité du réel effectif » dont il est l'expression vivante. Plus que tout, Rosenkranz rejette les « effets en soi », les élans romantiques, les raisons paresseuses, les partis pris unilatéraux, qui impressionnent au lieu de donner à penser et de permettre de saisir ce qui est en cause. Une telle attitude aurait pu avoir des effets néfastes sur la rédaction de cette « vie » et, sous prétexte de systématicité, la faire sombrer dans la pure apologie. Attentif aux contradictions, gardant, en bon kantien, ses distances critiques à l'égard des systématisations trop forcées, le biographe-philosophe évite les pièges dans lesquels thuriféraires sans esprit et critiques exaltés sont tombés.

Si l'un des travers liés à l'exercice de la biographie consiste à lire les commencements à partir de ce qui est advenu, il faut savoir gré à Karl Rosenkranz de ne pas négliger les différentes étapes du chemin de pensée de Hegel. Sa maîtrise de la dialectique de l'un et du multiple, son sens du concret, son honnêteté foncière lui permettent de restituer dans un récit vivant, fourmillant de détails et d'anecdotes sur la vie intellectuelle de cette période clé, la vie finalement riche en aventures de l'un des plus grands philosophes. Depuis, les études hégéliennes ont permis de lever bien des obscurités (on se reportera notamment à la remarquable biographie de Hegel écrite par Jacques D'Hondt et parue en 1998 chez Calmann-Lévy), mais elles ne dispensent pas de lire ce travail de première main. Il faut souligner, en outre, les qualités du traducteur : l'élégance de son texte, ses très nombreuses notes, sa connaissance parfaite de Hegel et de son temps, sa judicieuse Préface font de ce livre, toujours cité et qui aura attendu cent soixante ans sa traduction, un excellent viatique dans les dédales de la pensée hégélienne.

— Francis WYBRANDS

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