VIE SECRÈTE (P. Quignard)
Étendue et diverse, l'œuvre de Pascal Quignard comprend des romans, des essais, suivant la distinction traditionnelle, et des textes étranges et inclassables comme ceux qui ont été réunis sous le titre de Petits Traités (Maeght, 1990 ; Gallimard, 1997). Vie secrète (Gallimard, 1998), où sont repris certains thèmes de Le Sexe et l'effroi (ibid., 1994), permet de percevoir ce qui fait la singularité déconcertante et l'originalité formelle de ces livres.
Quelle est la part de notre vie que nous aimons tenir pour secrète ? En premier lieu, nous qualifions ainsi celle qui ne peut être connue que par notre aveu : appartiendrait à ce domaine le cadre de Vie secrète, l'évocation furtive mais précise de son lieu d'écriture, un matin sur la côte d'Amalfi, en 1993, et de ses difficiles conditions de réalisation, à cause de la maladie et d'un séjour à l'hôpital, en 1997. La vie secrète est, en second lieu, celle qui vit en nous enfouie, et que l'on croit perdue, mais qui s'éclaire brusquement comme une peinture pariétale dans une grotte obscure. Tandis que le narrateur évoque le temps de vacance et de réflexion pendant lequel il élabore Le Sexe et l'effroi, lui reviennent en mémoire les souvenirs d'un premier amour, avec une musicienne, Némie Satler (ce nom lui est donné pour rappeler l'homme chez qui Vivaldi mourut à Vienne en 1741). « Notre amour ne dura que trois mois et six jours. Notre amour dura exactement quatre-vingt seize jours. » L'insistance sur la durée et la répétition rythmique des phrases ne sont pas inutiles : l'une impose de situer cet amour en début d'année, l'autre, par l'esquisse d'une litanie, rend le lecteur sensible aux recommencements. L'amour, qui augurait d'un temps nouveau, s'achève sur une séparation ; plus tard, la femme, âgée, décédera. L'ombre de ces deux deuils, celui de l'amour qui mêlait sa brisure à sa constance, celui de l'objet d'amour, se porte sur ce que vivent près de Paestum le narrateur et M., qui s'aiment : « Or l'amour, c'est cela : la vie secrète, la vie séparée et sacrée, la vie à l'écart de la société ». Enfin, en deçà de ce que découvre cette anamnèse, se révèle la présence d'une dernière forme de vie secrète : la méditation qui aboutit à la mise au secret de la parole, au silence.
Pourquoi la lumière du matin est-elle déjà sombre, et les ombres de l'aube aussi longues que celles du crépuscule ? L'ouvrage traite de ce mystère, dans une forme inhabituelle dans la littérature française.
Deux scènes occupent sans cesse l'imaginaire humain, l'une que l'on dit primitive, l'autre que l'on sait ultime, toutes deux im-perceptibles et in-concevables. « Deux inconnus nous bornent : la scène d'origine, l'instant de mort », lisait-on déjà dans Le Sexe et l'effroi. En fait ces deux scènes n'en constituent qu'une seule, car nous vivons la naissance comme une mort ; nous interrogeons obliquement notre naissance pour appréhender notre mort : « Nos vies sont fascinées par l'acte où elles ont pris naissance », constate le narrateur ; la même remarque était faite dans Le Sexe et l'effroi : « Il n'est point d'image qui nous choque qu'elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. » À partir de prémisses communes, les deux ouvrages se développent différemment : dans Le Sexe et l'effroi l'exploration des mots, ouverts comme des boîtes à secret, et l'analyse des documents littéraires (les traductions nouvelles de Lucrèce, Ovide, Properce sont remarquables), permettent la recréation d'un monde romain sensible et vraisemblable qui vit encore en notre arrière-pensée, étant une de nos demeures antérieures ; Vie secrète est une méditation[...]
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Écrit par
- Jean ROUDAUT : écrivain, professeur honoraire à la faculté des lettres de Fribourg (Suisse)
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