VIE
La vie comme animation
On a tout à fait oublié, en parlant d'animal, d'animalité ou de corps inanimé, que tous ces termes sont les vestiges de l'antique identification métaphysique de la vie et de l'âme et de l'identification de l'âme avec le souffle (animaanemos). Ainsi le seul vivant capable du discours sur la vie a-t-il cru parler de la vie en général en parlant de la sienne, comme d'une respiration sans laquelle lui-même, manifestement, est incapable non seulement de la vie, mais de la parole. Si les philosophes grecs antérieurs à Aristote, et Platon plus et mieux que tous, ont spéculé sur l'essence et la destinée de l'âme, c'est cependant au traité aristotélicien De l'âme que remonte la distinction traditionnelle de l'âme végétative ou nutritive, faculté de croissance et de reproduction, de l'âme animale ou sensitive, faculté de sentir, de désirer et de mouvoir, et de l'âme raisonnable ou pensante, faculté d'humanité. Peu importe ici de savoir si Aristote a conçu ces trois âmes comme des entités distinctes ou seulement comme des degrés hiérarchisés, où l'inférieur peut exister sans le supérieur dont il est pourtant la condition indispensable d'existence et d'exercice. L'important est de rappeler que psuchè signifie, pour les Grecs, « souffle rafraîchissant », et que les Juifs ne se sont pas fait une idée différente de l'âme et de la vie, comme en témoigne le verset de la Genèse : « L'Éternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant. » Il ne saurait être question de retracer l'histoire des écoles d'Alexandrie, juive avec Philon, platonicienne avec Plotin, dont les enseignements combinés avec la prédication paulinienne (I Cor., xv) ont inspiré les thèmes fondamentaux de la première doctrine chrétienne, concernant la vie, la mort, le salut et la résurrection. Il n'est pas jusqu'au terme même d'esprit (de spirare) qui ne doive à l'éclectisme culturel des civilisations méditerranéennes sa capacité polysémique, son ambiguïté en somme, qui l'a fait convenir, aussi bien en théologie, à la troisième Personne de la Trinité, qu'en médecine, à l'anticipation figurée de l'influx nerveux, sous les noms d'esprit vital et d'esprit animal.
La conception de la vie comme animation de la matière, bien que battue en brèche, principalement à partir du xviie siècle, par des conceptions matérialistes, ou simplement mécanistes, des fonctions propres aux êtres vivants, est restée cependant vivace jusqu'au milieu du xixe siècle, sous forme d'idéologie médico-philosophique, alors qu'elle avait cessé d'apparaître comme une réponse objectivement fondée à la question de la nature de la vie. On en demandera la preuve à un texte peu connu et peu souvent utilisé, la Préface des éditeurs à la treizième édition du Dictionnaire de médecine (1873) publié chez J.-B. Baillière par deux médecins d'obédience positiviste, Émile Littré, l'auteur du célèbre Dictionnaire de la langue française, et Charles Robin, professeur d'histologie à la faculté de médecine de Paris. Cette préface est la réponse à la fois à une revendication de propriété d'un titre d'ouvrage et à une discussion sur la liberté d'enseignement tenue au Sénat (1868).
Le Dictionnaire de médecine en question était la refonte, dès 1855, du Dictionnaire de P. H. Nysten (1814), lui-même successeur revu et augmenté du Dictionnaire de médecine de J. Capuron (1806). Les éditeurs tiennent à marquer la différence entre le matérialisme, dont on accuse les auteurs, et le positivisme dont ils se réclament eux-mêmes, et à cette fin ils reproduisent les différentes définitions[...]
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Écrit par
- Georges CANGUILHEM : professeur honoraire à l'université de Paris-I-Sorbonne
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