VIES MINUSCULES, Pierre Michon Fiche de lecture
Du Bartleby de Melville au Champion de jeûne de Kafka, sans oublier le Sous-Sol de Dostoïevski et le Jakob von Guten de Robert Walser, la littérature moderne a fait une large place à une forme paradoxale de l'héroïsme : au destin qu'on se crée à force d'actions exemplaires, elle a substitué l'échec volontaire, le retrait pratiqué comme une ascèse. Celle-ci se traduit alors aussi bien par un progressif effacement (chez Melville ou Walser) que par une importance démesurée accordée à un trait du personnage (la maigreur du champion de jeûne, la haine qui dévore physiquement le narrateur du Sous-Sol). À travers la description de ces cas limites qui sont autant d'allégories possibles de la condition nouvelle de l'écrivain, c'est d'abord l'étrangeté du rapport liant monde et langage qui aura été soulignée. Vies minuscules (1984) de Pierre Michon (né en 1945) se rattache à cette lignée.
Une autobiographie oblique
Les huit « vies » qui composent le récit forment ainsi une sorte d'autobiographie oblique où le narrateur ne parle que rarement en son nom propre, préférant à une image au contour trop net le reflet que lui renvoient de lui-même des êtres à la fois mythiques et vains. Parmi eux, un orphelin parti chercher fortune en Afrique ; un père que la solitude, après qu'il a chassé son fils, transformera en créature bouffonne et grandiose ; deux jeunes frères que la haine qu'ils se vouent rend étrangement complices ; ou encore un prêtre que sa déchéance illumine : « Nanti de cette évidence, Bandy, nul et pochard, quasi muet, travaillait à s'abolir, il était le creux que comblerait un jour l'indicible Présence : les ivrognes croient volontiers que Dieu ou l'Écrit sont derrière le prochain comptoir. » Ces figures ne font pas que hanter la mémoire du narrateur : elles en constituent le tissu le plus sensible. On ne trouvera aucun disparate dans cette suite de portraits qui se détachent sur un même fond de campagne dure et sombre – celui des paysages de la Creuse. Au contraire, on sera sensible à l'intimité qui non seulement relie ces personnages, mais également fait de chacun d'eux une incarnation possible du narrateur. Comme s'il lui avait fallu créer une mémoire seconde, plus vraie, plus riche, et conjurer à l'aide de ces figures emblématiques un irrémédiable défaut de présence. Ainsi l'absence du père, avouée ou non, obsède-t-elle le récit entier et en justifie-t-elle le ton, parfois grinçant, parfois âprement lyrique. Parce que la mémoire est trahie dès son origine, parce que cette défaillance corrompt le langage et interdit tout accès au monde, il faut donc se dépouiller de sa propre vie, remonter l'arbre généalogique, recourir aux souvenirs personnels et aux confidences entendues, tout en sachant qu'ils devront, pour exister plus fortement, accomplir un indispensable détour par la littérature. Vies minuscules se veut d'abord le récit d'une régénération par les mots, le rêve d'une entrée triomphale dans le royaume du langage – rêve d'autant plus illusoire que celui qui le fait semble voué, par ses origines, à la brutalité silencieuse du corps ou à l'enfermement du patois. C'est donc bien une manière de grâce qui est ici attendue au détour des phrases. Mais, si la forme du livre peut évoquer les Vies des saints, le miracle attendu devra frapper le narrateur lui-même, en le dotant au cœur du langage d'une présence que le monde semblait lui avoir refusée.
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Écrit par
- Gilles QUINSAT : écrivain
Classification
Média
Autres références
-
MICHON PIERRE (1945- )
- Écrit par Michel P. SCHMITT
- 1 704 mots
- 1 média
...aujourd'hui trop sentimentale. Si on l'interroge sur les textes de lui qu'il préfère, il élit son essai Corps du roi (2002), mais ne renie pas pour autant Vies minuscules, dont il ne retient aujourd'hui que les trois premières (le socle primitif de l'œuvre) en négligeant volontiers les suivantes, afin de...