VIOLENCE (notions de base)

La violence morale

Qu’on partage ou non les thèses de Freud et de René Girard, il semble difficilement contestable qu’au fil des millénaires la proportion entre violence physique et violence morale se soit inversée. Les sociétés ont vu apparaître des formes de violence qui passent moins par l’agression corporelle ou armée que par la parole. Exemplaire en ce sens est le prologue du dialogue de Platon, La République. Revenant du Pirée, Socrate et son compagnon croisent un groupe de sophistes en provenance d’Athènes qui leur demande de faire marche arrière et de regagner Le Pirée avec eux. Devant les réticences de Socrate, les sophistes mettent d’abord en évidence le fait qu’ils sont les plus nombreux, donc les plus forts. Socrate leur propose, au lieu d’être obnubilés par ce rapport de force, d’écouter une argumentation par laquelle il ferait valoir ses raisons de retourner à Athènes. L’un des sophistes énonce alors cette question sans appel : « Socrate, peux-tu persuader quelqu’un qui ne t’écoute pas ? » Le grand maître du dialogue qu’est Socrate n’a de puissance que pour autant que ses interlocuteurs acceptent le jeu de l'échange. Mais qu’en est-il de sa puissance si ses interlocuteurs refusent d’entrer dans ce jeu civilisé ?

Quand se trouvent face à face un homme décidant d’user de sa raison et un autre homme qui ne croit qu’au pouvoir de la force, qui sort vainqueur ? Le philosophe profondément rationaliste qu’était Éric Weil (1904-1977) avait insisté dans ses cours et dans ses écrits sur cette « faiblesse de la raison ». Comment pourrais-je contraindre un être choisissant le camp de la violence à se situer avec moi sur le terrain de la raison ? Par le dialogue ? Mais il ne veut rien entendre. Par la violence ? Mais c’est alors lui qui l’emporte, puisque j’abandonne le camp de la raison pour le rejoindre sur le terrain de la force. Selon le linguiste Alain Bentolila, il existe une corrélation incontestable entre la pauvreté du vocabulaire et le recours à la violence physique.

Avec des mots, on peut blesser et même tuer : la violence raciste, si elle peut déboucher sur de réelles agressions, est également véhiculée par des paroles blessantes qui peuvent aller jusqu’à contester l’humanité de l’autre. Quant aux plus tragiques violences qui se produisent dans les établissements scolaires, elles relèvent souvent d’un harcèlement qui passe par les mots. Que le lieu de l’éducation soit le théâtre de telles agressions peut nous faire douter de la possibilité d’éradiquer la violence.

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Écrit par

Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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