VIOLENCE SYMBOLIQUE
Comment comprendre que « l’ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue […] aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles ? », s’interroge Pierre Bourdieu en 1998.
Une première réponse à cette question réside dans l’usage que font les dominants de la force physique simple ou armée pour empêcher ou briser toute révolte. Ainsi, selon Max Weber, « l’État est une communauté humaine qui revendique avec succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique sur un territoire déterminé ». Une deuxième réponse réside dans la coercition économique et, plus précisément, dans la séparation des moyens de production et de la force de travail qui, dans le mode de production capitaliste, contraint les prolétaires à vendre « librement » leur force de travail. Force est de constater pourtant que si, dans la plupart des cas, les dominés ne se rebellent pas contre la domination qu’ils subissent, ce n’est pas – ou pas seulement – par peur de la répression (policière, militaire, parentale, maritale, etc.) et que, si les exploités ne se révoltent pas contre l’exploitation dont ils sont les victimes, ce n’est pas – ou pas seulement – sous l’empire de la nécessité, mais aussi parce qu’ils tendent à accepter leur situation comme « allant de soi », à la percevoir comme inscrite « dans l’ordre des choses ». Comment rendre compte de cette adhésion ?
Karl Marx et Friedrich Engels dans L’Idéologie allemande, Émile Durkheim et Marcel Mauss dans l’étude des « formes primitives de classification » ou Max Weber dans Économie et Société ont proposé diverses réponses à cette question. Bourdieu n’est donc ni le premier ni le seul à souligner l’adhésion ou la contribution des dominés à leur propre domination. La nouveauté que signale le concept de « violence symbolique » réside dans l’explication proposée. Oxymore qui brouille les frontières entre le matériel et le spirituel, la force et le droit, le corps et l’esprit, le concept de « violence symbolique » s’applique à toutes les formes « douces » de domination qui parviennent à obtenir l’adhésion des dominés. « Douce » par rapport aux formes brutales fondées sur la force physique ou armée (même si la violence physique est toujours aussi symbolique). « Violence » parce que, si « douces » soient-elles, ces formes de domination n’en exercent pas moins une véritable violence sur ceux qui la subissent, engendrant la honte de soi et des siens, l’autodénigrement, l’autocensure ou l’auto-exclusion. « Symbolique », parce qu’elle s’exerce dans la sphère des significations, ou plus précisément du sens que les dominés donnent au monde social et à leur place dans ce monde (Emmanuel Terray, 1996).
Dans l’histoire des définitions successives de la « violence symbolique » qu’a proposées Bourdieu, les unes sont issues des travaux sur le système scolaire (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Bourdieu, 1989), les autres des travaux d’ethnologie kabyle qui ont servi de base à l’analyse de la domination masculine (Bourdieu, 1997 et 1998), traduisant une inflexion a prioriparadoxale de Marx vers Durkheim.
Dans sa forme initiale, la « violence symbolique » est une violence cachée, qui opère prioritairement dans et par le langage, et plus généralement dans et par la représentation, elle suppose la méconnaissance de la violence qui l’a engendrée et la reconnaissance des principes au nom desquels elle s’exerce, elle impose un triple arbitraire (celui du pouvoir imposé, celui de la culture inculquée, celui du mode d’imposition), violence déguisée, elle s’exerce non seulement par le langage, mais aussi par les gestes[...]
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Écrit par
- Gérard MAUGER : directeur de recherche émérite au CNRS
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