VIRGILE (70-19 av. J.-C.)
Les « Bucoliques », poème social
L'intérêt du recueil des Bucoliques, tel qu'il paraît en 37, ne se fût guère laissé pressentir dans ce badinage intemporel. La pièce liminaire nous transporte aussitôt dans la brûlante actualité où se débattent les paysans cisalpins, expropriés au bénéfice d'anciens soldats des guerres civiles. Mélibée, plus riche, a été plus atteint : entièrement dépossédé, il part pour l'exil ; Tityre a pu s'accrocher à des bordures marécageuses que nul ne lui disputait vraiment ; pour l'heure, il est heureux comme un roi, sauvé. Les deux hommes, naguère si insoucieux des destins contrariés de Rome, les sentent maintenant rôder autour d'eux : un monde a pris fin, celui de l'innocence, celui du travail paisible et sûr. Jamais la poésie antique n'avait abordé de façon aussi directe un problème social, jamais il n'y avait eu de poète pour compatir aux misères des pauvres gens et faire apparaître aux responsables de la politique leur visage meurtri.
Le malheur, peut-être un malheur partagé, a révélé à Virgile une humanité durablement méconnue. Cette pièce d'ouverture (dont les thèmes sont repris en fin de recueil, dans la IXe) commande ainsi très largement l'interprétation de plusieurs autres, fort différentes, où des bergers disent leurs chagrins d'amour. Bergers de pastorale, a-t-on dit souvent ; poètes déguisés... Une lecture plus attentive, la comparaison avec Théocrite, infirment, croyons-nous, ce jugement. Corydon, dans la IIeBucolique, le chevrier et la paysanne dans la VIIIe ont beau parler en vers et connaître leur mythologie, leurs sentiments restent ceux de gens simples, vivant dans le cadre d'une métairie. À peine, ici ou là, une pointe de tendre ironie, référence à la tradition répudiée qui fait du paysan un balourd, objet de risée. Indépendamment de leur signification sociale, ces pièces explicitent dans notre tradition de culture une manière nouvelle d'entendre l'amour. Presque toujours il avait été l'indignus amor, l'égarement dont on a honte, « Je hais et j'aime », ç'avait été la formule de Catulle. La formule virgilienne, transposant dans la vie du cœur l'anthropologie de Platon, ce serait plutôt : j'admire et j'aime ; je suis malheureux, mais je rends grâce. L'amour romanesque remonte à Virgile.
On voudrait entrevoir ce qui, en si peu d'années, avait pu orienter vers des horizons si nouveaux un poète qui aurait dû n'être qu'un épigone, l'héritier d'une tradition de raffinements déjà en passe de s'exténuer. Les malheurs des temps y sont sans doute pour quelque chose, malheurs de tant de gens, s'aggravant encore lorsqu'en 41-40 la guerre semble devoir renaître, et cette fois entre les héritiers mêmes de César. Devant certaines situations, « on ne joue plus » ; et s'il se trouve un grand artiste, ce peut être le début d'un nouveau classicisme. Chez Horace, à la même époque, on observe un sursaut analogue : c'est la XVIe Épode, qui est à lire, quels que soient les rapports d'influence, comme le correspondant des Bucoliques.
Mais Horace, pour le moment, désespère, et non Virgile. Il y a toujours eu chez lui un optimisme foncier, lié à cette disposition à admirer, à respecter, si apparente en toute son œuvre. Il n'a jamais pu croire que le monde en son fond fût mauvais ou étranger à l'homme ; en toute réalité, il a cru discerner toujours une promesse, une présence. Dans les Bucoliques ces perspectives sont dessinées parfois de façon surprenante. Exaltation des pouvoirs de la poésie comme si elle était capable soit de nous faire oublier le réel, soit plutôt de le recréer, vierge et lumineux dans l'extase d'un instant. Attente d'un âge d'or, aussi bien dans la[...]
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Écrit par
- Jacques PERRET : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à la Sorbonne
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