VIRGILE (70-19 av. J.-C.)
Les « Géorgiques » et la doctrine du travail
Virgile n'a pas changé dans son jugement sur la société : la plus noble et la plus solide humanité n'est à chercher ni dans les écoles des philosophes ni parmi les importants de la ville, mais chez les cultivateurs et ceux qui honorent les dieux des champs. Encore – et ceci est nouveau –, le paysan est celui qui le plus adéquatement peut être pris comme représentatif de la vocation de l'homme ; non pas parce qu'éventuellement il se ferait chanteur mais parce qu'il fait quelque chose, parce qu'il rend le monde plus beau et plus habitable, parce qu'il permet à la nature d'atteindre à une perfection qu'elle ne connaîtrait pas sans lui. De sa charrue il ouvre les voies de l'avenir, il révèle ce qui est.
On reconnaît le tenace espoir de l'âme virgilienne ; mais ses modalités ont changé. Il ne s'agit plus d'attendre un âge d'or se réalisant dans les limites d'une vie humaine ; on ne nous demande plus de nous assurer trop sur les prestiges de la poésie. Le monde va durer longtemps, toujours exposé aux périls, comme une barque que le courant entraîne au rebours de son but ; mais on voit maintenant comment peut y être fait ce qui peut s'y faire : c'est par le travail. Les Géorgiques sont le poème de l'homme au travail dans le monde.
Virgile se place expressément dans la lignée d' Hésiode, poète grec du viie siècle, auteur d'un bref poème Les Travaux et les jours. Mais l'inspiration est bien différente ; Hésiode, comme un agronome, ramène tout à la perspective utilitaire du rendement et du gain ; sa morale renfrognée agite sans cesse la menace de la disette, évoque indéfiniment les mécomptes qui attendent l'exploitant paresseux ou mal avisé. Virgile n'a pas dissimulé les rudesses ou les risques de la vie du paysan ; mais il est sensible à l'aspect démiurgique de son travail, et de même à tout ce qu'il requiert d'ingéniosité, d'inventivité, par là, à ce qu'il apporte à l'homme de dignité et de grandeur.
Ces perspectives étaient neuves : philosophes, moralistes, toutes les écoles de pensée insistaient, de préférence, sur la fatigue et la dispersion que le travail impose à l'homme ; et, d'autre part, il leur semblait que ses effets, d'une petitesse dérisoire, s'amortissent aussitôt, disparaissent dans l'immensité d'un cosmos fondamentalement immobile. Virgile voit les choses autrement parce qu'il est capable d'entrer en sympathie avec des travailleurs, parce qu'il a peut-être lui-même l'expérience du travail, et ce dans le cadre limité d'un domaine rural où les effets du travail ne sont pas contestables, mais pleinement visibles.
Il n'est pas indifférent de voir entre ses mains des moissons, des arbres, grandissant à partir d'une terre qui était là avant qu'on lui demandât rien et qui paraît elle-même si joyeuse de se couvrir de richesses. C'est une chance de ne pas vivre dans un monde de matières inertes et d'objets fabriqués, car une telle vie laisse l'homme seul devant les choses. Tout au contraire, le paysan de Virgile se trouve, par son travail, mis en contact permanent avec ces désirs obscurs, déjà ascensionnels, qui semblent se chercher à l'extérieur même du monde humain. Non pas seulement la terre prévenante et maternelle : les astres eux-mêmes, avec leur régularité, leur ponctualité de bons ouvriers, soutiennent, guident, approuvent le travail humain, le rythment, partie d'un immense concert.
La nature, on le comprendra, ne présente plus ici l'aspect fantastique, tumultueux, qui dans certaines Bucoliques, voire dans une pièce entière comme la VIe, fait parfois penser aux prestiges du rêve. Ce surnaturel s'est résolu en divinités bienveillantes[...]
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Écrit par
- Jacques PERRET : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à la Sorbonne
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