WOOLF VIRGINIA (1882-1941)
Une pensée en mouvement
Son enfance à la fois riche et douloureuse nourrit en partie son œuvre et détermina sa relation ambiguë à l’époque victorienne et son art. Dans son essai « Mr. Bennett and Mrs. Brown », Virginia Woolf manifeste son désir de rupture avec la tradition victorienne en déclarant qu’« en décembre 1910 ou aux environs de cette date le caractère humain s’est trouvé bouleversé ». En datant précisément et non sans humour le passage à une écriture nouvelle – celle que l’on nomme aujourd’hui « écriture moderniste » – de la mort d’Édouard VII, de la saison de la première exposition post-impressionniste organisée à Londres et d’un mois-clé dans la lutte pour le droit de vote des femmes, elle pose sans ambiguïté le modernisme comme un changement radical. C’est en tout cas ce que les critiques ont souvent voulu retenir d’une écrivaine qu’ils ont ainsi placée dans le sillage d’Ezra Pound et de son mot d’ordre « Make it new! » ou de Wyndham Lewis et de son retentissant « Blast », titre de son éphémère revue vorticiste. Et on ne peut nier que Virginia Woolf se situe résolument du côté de la modernité en faisant vivre ses personnages, tels Clarissa Dalloway, au rythme d’un Londres à la fois moderne et traumatisé par la Grande Guerre, et en rejetant dans son style de vie la pesanteur du mode de vie et de la moralité victoriennes. Dans son écriture, elle chercha à s’émanciper du phrasé victorien, de sa représentation de la réalité, de son goût du détail, de tout ce qui est superficiel et qu’elle qualifie de « matérialiste », dans son essai « Mr. Bennett et Mrs. Brown », en référence aux successeurs immédiats des victoriens, les édouardiens Arnold Bennett, H. G. Wells et John Galsworthy. Plutôt que de laisser un narrateur tout puissant imposer sa perception des personnages, elle préfère relayer leur voix intérieure (leur « courant de conscience », selon l’expression désormais consacrée, que May Sinclair employa tout d’abord en 1918 pour définir l’écriture de Dorothy Richardson), leur perception du temps et de l’espace, leur expérience de la vie et leurs émotions dans un déroulé narratif qui n’est plus réglé comme un métronome mais scandé par des moments d’intensité, qu’elle baptise « moments d’être » dans ses écrits autobiographiques. C’est le baiser de Miss Craye à Fanny Wilmot dans « Moments d’être : les épingles de chez Slater n’ont pas de pointes », c’est l’émotion intense que Peter réveille un instant chez Clarissa Dalloway. Là, l’auteure donne voix au silence – celui des sensations, de l’interdit, du tabou ou du refoulé – et l’investit d’une richesse inouïe tant et si bien qu’il devient l’expression de la vie intérieure, d’une conscience. Les fondements du roman s’en trouvent profondément ébranlés ; intrigue et personnages volent en éclats. Le genre romanesque lui-même est déstabilisé car les voix du roman pourraient aussi bien être celles de personnages de théâtre, et les moments d’être relèvent de la poésie autant que de la prose : Les Vagues est-il un roman, un poème ou une pièce ? Ainsi Virginia Woolf défait-elle les certitudes et les conventions sur lesquelles repose la littérature victorienne.
Mais ce serait fausser la vision de son œuvre que de s’arrêter là. En effet, pétrie qu’elle est de culture victorienne, Virginia Woolf ne peut écrire qu’en référence aux victoriens. De Nuit et Jour aux Années, le poids de la maison, de la famille et de l’éducation victoriennes est évoqué ; les victoriens et leurs idéaux sont tournés en dérision dans sa pièce Freshwater où elle met en scène sa grand-tante Julia Margaret Cameron (1815-1879), photographe d’art de renom, et son cercle d’artistes victoriens. Avec délectation, dans Un lieu à soi, Woolf[...]
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Écrit par
- Christine REYNIER : professeure des Universités, docteure en littérature britannique, agrégée d'anglais
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Médias
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