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CSOKONAI VITÉZ MIHÁLY (1773-1805)

Un grand poète rococo, fils d'un siècle réputé néfaste aux muses, et qui compte pourtant parmi les plus authentiques génies poétiques hongrois, cela tient presque du miracle ! L'étonnement d'un disciple de Taine n'en serait que plus grand s'il voulait expliquer cette poésie par le lieu, le moment, ou par la complexion de l'artiste : la Hongrie d'alors est un pays arriéré et paysan, et la plus grande ville de l'époque, Debrecen, où Csokonai passe la majeure partie de son existence – les vingt-deux premières et les cinq dernières années – une vaste bourgade ; le renouveau timide des lettres hongroises, provoqué, après une très longue somnolence, par l'Aufklärung et le réveil du nationalisme, s'annonce alors sous le signe du néo-classicisme et du préromantisme, quant à Csokonai, c'est un être mélancolique, misanthrope, malade, atteint de tuberculose, un répétiteur chassé de son collège, un pauvre vagabond qui fait les plus beaux rêves d'Arcadie. Et pourtant, « en faisant danser les Grâces et les Amours sur le sable de la Puszta », selon le mot du critique Antal Szerb, en donnant une saveur quelque peu rustique aux charmes du rococo, en assumant, quasi héroïquement, l'anachronisme de son inspiration et de ses modèles, et en surmontant, dans une synthèse brillante, tant d'autres contradictions, Csokonai confère des accents véridiques, poignants même, à un style devenu ailleurs fade et artificiel. La fiction se présente chez lui, non plus sous la forme d'un jeu de cour ou d'érudits, mais comme un rêve nostalgique ; et le poète vit, à chaque instant, douloureusement, la séparation entre la réalité fruste et sordide et l'Arcadie mythique, pays imaginaire du repos, de la pureté originelle, du bonheur circonscrit.

« Il faut être bien sot... »

Le retard sur l'évolution des lettres européennes et l'anachronisme de la situation faite à l'artiste expliquent souvent certains traits de la littérature hongroise. Csokonai tire profit de l'un, même s'il pâtit de l'autre. En effet, l'enfant prodige d'un chirurgien-barbier, qui apprend très vite le grec, le latin, l'italien, le français et l'allemand, reçoit, dans le vieux collège de sa ville natale, une culture vaste, mais éclectique et passablement démodée ; et pour tout viatique, outre les inévitables auteurs classiques, il aura l'Arioste, le Tasse, le Cavalier Marin, Giambattista Guarini, Métastase, les poètes anacréontiques de l'Arcadie italienne, maîtres baroques et rococo, souvent de second ordre, dont les pastorales, les chansons, les cantates lui serviront pour longtemps d'exemple et d'exercices de traduction. L'autre influence, subie dès l'adolescence, n'est pas moins archaïque, bien qu'elle soit d'une essence toute différente : celle des anciennes chansons d'amour populaires – ces « chansons de fleurs » jamais imprimées –, et celle des poèmes goliardiques, gaillards, irrespectueux et truculents, dont l'esprit alimentera certaines pièces de circonstance, saynètes satiriques, épopées travesties.

Mais où trouver un public pour l'un et l'autre ton, le mythologique et le populaire, et un public qui puisse entretenir son chanteur ! Csokonai, qui pourtant, dès ses années de collège, se destine à sa vocation poétique, doit vite renoncer à ses illusions et se répéter avec le protagoniste d'une de ses comédies, Tempefoi : « Il faut être bien sot pour vouloir devenir poète en Hongrie... » Lui qui a une conception très élevée, mais déjà bourgeoise, de l'activité artistique, et qui considère que le poète devrait pouvoir vivre de sa plume, se meut encore, en vérité, à l'intérieur d'une civilisation féodale où l'on ne trouve que très peu d'aristocrates éclairés et généreux, et où une[...]

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