CSOKONAI VITÉZ MIHÁLY (1773-1805)
« Le talent d'observation... »
Rococo et préromantisme, Lumières et renouveau nationaliste : autant de concepts qui permettent d'éclairer telle ou telle composante de l'œuvre de Csokonai sans pouvoir pleinement rendre compte de son génie. Celui-ci résulte, pour une part, évidemment, de la profonde sincérité de l'artiste dont l'accent déchirant, vibrant de désir et de regret, demeure reconnaissable jusque dans l'artifice. L'échec humain conjugué avec la réussite artistique a toujours de quoi fasciner ; ainsi la douceur toute pastorale de l'âge d'or, la fête anacréontique de l'imagination organisée par le poète apparaîtra comme un acte résolument héroïque, à travers le sombre contraste du dernier aveu :
Au creux du cœur un archer inconnu M'a tiré sa flèche acérée. Sous l'arc de ma poitrine osseuse et nue Deux morts talonnent sans pitié.
Mais, outre cette sincérité sous-jacente, le génie de Csokonai se cache au creux des contradictions propres à sa situation : dans le retard et dans l'avance qu'il prit sur son temps. Moins que les tendances qu'elle incarne, c'est plutôt leur configuration, leur confrontation, leur jeu subtil qui rendent cette poésie précieuse. Les styles qui se juxtaposent, au lieu de s'annuler mutuellement, se renforcent et se présentent à la fois comme nécessaires et véridiques, mais aussi, par l'effet d'un estrangement, comme pure littéralité. Et c'est alors qu'un autre élément entre en jeu : ce qu'on pourrait appeler le sensualisme, le scientisme et le réalisme de Csokonai. Ce poète épicurien, dont les cinq sens sont toujours en éveil, est aussi un être d'une curiosité très vive, quasi scientifique, qui s'intéresse aux théories de Newton et de Bernoulli, qui feuillette des ouvrages médicaux, des traités de sciences naturelles, des récits rapportés de continents lointains, qui s'émerveille de l'image que présente la moisissure sous la loupe, et se promène avec son cher Linné sous le bras. C'est ainsi que les abeilles de la pastorale sont aussi celles qui bourdonnent dans son jardin autour de la ruche, et les fleurs d'Arcadie celles qu'il observe dans son potager : non seulement lis et jacinthes, mais plus démocratiquement coquelicots et bleuets, qu'il remplace encore dans la guirlande par des fruits ou de vulgaires légumes, melons et fraises des bois, carottes et citrouilles ; et c'est cette curiosité scientifique qui est à l'origine de description comme celle-ci, où la Terre est vue par la lunette du cosmonaute d'un autre siècle :
Vois comme la terre est petite, verdâtre Où l'eau la recouvre, plus claire ailleurs : Comme un citron à moitié mûri, balancé Par son propre poids, elle est suspendue à la branche du Néant.
Ce n'est donc pas à tort que le premier biographe de Csokonai parle du « talent d'observation » de son maître. C'est ce don que le lecteur retrouve au suprême degré dans l'épopée comique, Dorottya, ou le Triomphe des dames au carnaval, où la joute d'antan entre Carnaval et Carême se livre à nouveau entre les jeunes nobles de Pannonie et les vieilles filles désespérées à la recherche d'un mari. Or, cette fête rococo, menée, selon la règle du jeu, de l'arrivée des invités au bal jusqu'à l'aube pâle et navrante, se teinte chez Csokonai d'une couleur locale aimable et réaliste ; et, comme dans un tableau vénitien, l'on assiste avec lui au défilé d'un petit monde : chevaliers en pelisse à brandebourgs, belles en jupe clochée à volants, mais aussi valets, cuisiniers et musiciens tziganes.
Musique évoquée, musique suggérée : c'est finalement sous l'égide d'Euterpe que se placerait le plus naturellement l'art de Csokonai. Ce traducteur de La[...]
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Écrit par
- Gyula SIPOS : écrivain
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