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VITRUVE (Ier s. av. J.-C.)

L'architecture comme activité intellectuelle

En présence de tout monument, Vitruve commence par lui chercher une caution grecque. S'il n'y parvient pas, ou bien il estompe certaines des particularités les plus saillantes du plan ou de l'élévation, pour le faire entrer dans ses catégories, ou bien il l'élimine de son catalogue. Cette démarche réductrice est particulièrement sensible pour les temples. Il lui arrive toutefois d'admettre des constructions de type « italique » ou « romain », mais alors il leur impose au préalable un schéma théorique calqué sur celui d'un type d'édifice grec, analogue ou voisin : si le plan régulateur défini au livre V pour le « théâtre romain » n'a jamais pu être appliqué aux exemplaires archéologiques conservés, c'est parce qu'il offre ce caractère arbitraire, qui ne tient compte ni des finalités réelles du monument, ni de la conception des bâtisseurs occidentaux. Ce curieux procédé a même des incidences dans le secteur purement technique des modes de construction : le goût classicisant de Vitruve pour les architectures « probes », où les parements révèlent sans tromperie la structure interne des murs, le conduit à passer sous silence ou à présenter en termes dépréciatifs les pratiques les plus courantes – et les plus riches d'avenir – de son temps, l'opus caementicium et ses revêtements, parmi lesquels la brique cuite.

Par ailleurs, pour éviter une dispersion nuisible à la rigueur normative de l'ensemble, Vitruve procède fréquemment à une sorte de ponctualisation, qui consiste à privilégier une formule parmi d'autres et à la présenter comme seule possible, et donc canonique. Par exemple, le rythme pycnostyle – c'est-à-dire, tout simplement, dense – de la colonnade d'un temple se définit pour lui par un seul rapport, celui de 1,5, entre l'entrecolonnement et le diamètre inférieur du fût. D'une manière générale, il transforme souvent des techniques empiriques de construction ou d'implantation, qui faisaient intervenir, sur la planche à dessin comme sur le chantier, des montages géométriques simples mais efficaces, où le compas et le cordeau jouaient leur rôle, en une série de relations arithmétiques, d'apparence claire et satisfaisante. Peu importe qu'elles se révèlent à l'usage peu exploitables pourvu qu'elles s'intègrent facilement à un développement livresque. Le cas le plus patent est peut-être celui du chapiteau ionique, pour lequel le théoricien fournit les rapports chiffrés entre les différentes composantes verticales, mais omet d'expliquer comment se déterminaient les centres à partir desquels on traçait les volutes.

Sans doute ces lacunes étaient-elles en partie compensées, dans l'édition originale, par des illustrations, dont aucune ne nous a été transmise par les manuscrits médiévaux. Mais elles devaient être au total assez rares, si l'on en juge par le nombre restreint des allusions qu'on relève dans le De architectura – pas plus d'une douzaine – à des croquis en fin de livre ou de chapitre. La façon dont Vitruve les présente prouve du reste qu'ils constituaient pour l'auteur un pis-aller ; il n'y recourt que lorsque l'explication d'un procédé de construction ou la description d'une modénature posent des problèmes vraiment insurmontables au niveau du texte. Mais le passage du graphisme à l'écriture, la transcription « littéraire » de ce qui, dans les ateliers ou sur le terrain, n'était exprimé qu'au moyen de croquis cotés ou de modèles à grandeur d'exécution, restent pour Vitruve l'un des moyens – et peut-être le principal – d'élever l'architecture au rang d'une activité intellectuelle, régie par une rationalité qui peut se résoudre en formules aussi rigoureuses que celles de la [...]

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Écrit par

  • : chaire de civilisation et archéologie romaines à l'Institut universitaire de France, université de Provence-Aix-Marseille-I

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Santa Maria del Popolo, Rome - crédits :  Bridgeman Images

Santa Maria del Popolo, Rome

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