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VIVRE ET PENSER COMME DES PORCS (G. Châtelet) Fiche de lecture

Philosophe et mathématicien, Gilles Châtelet place son ouvrage-manifeste, Vivre et penser comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés (Exils, 1998), sous le signe d'amitiés intellectuelles parmi lesquelles on peut compter celles nouées avec Gilles Deleuze, Félix Guattari ou encore Guy Hocquenghem, auxquels il dédie ce pamphlet philosophique et politique. Ce dernier avait décrit, en plein cœur des années 1980, le parcours singulièrement cohérent de ceux qui, parmi les dirigeants de la presse et les hauts dignitaires de la pensée et de la culture, sont passés en quelques étapes mémorables « du col mao au Rotary Club ». Au début des années 1990, les deux premiers avaient livré leur testament intellectuel (Qu'est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991) en confiant que « la honte d'être un homme, nous ne l'éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d'existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d'existence et de penser-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. […] Et il n'y a pas d'autre moyen que de faire l'animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l'ignoble : la pensée est parfois plus proche d'un animal qui meurt que d'un homme vivant, même démocrate. »

Ce n'est donc pas à la race porcine que le philosophe s'en prend dans ce livre au titre détonnant, mais bien à « la goinfrerie sucrée » de la « contre-réforme néo-libérale » qui suivit « l'agitation généreuse des années 1960 » et qui laisse aujourd'hui encore la masse grouillante des individus réduits au rang de bétail osciller entre l'envie (de consommer toujours plus, de dépasser l'autre ou même mieux : de se dépasser) et l'ennui (de ne pas savoir quel objet consommer). En historien des idées, en portraitiste de son époque, l'auteur établit les « chroniques socio-philosophiques » des années lors desquelles les libéraux de gauche comme de droite ont transformé « la chair à canon » en « chair à consensus ».

Tout commence à la fin des années 1970, au début des années 1980, avec le cynisme des ères Reagan et Thatcher et la « trivialité de l'ère Mitterrand ». L'économie est réifiée, déifiée même, la « tartufferie humanitaire » tient lieu de politique. C'est l'époque de tous les retournements, de tous les renversements, de tous les reniements. Les nouveaux philosophes s'ébrouent devant les caméras hypnotisées, prennent à peu de frais la pose antitotalitaire et somment leurs contemporains de choisir : la « démocratie-marché » ou le goulag. Dans les ministères, les chambellans s'affairent, l'avant-garde artistique s'institutionnalise et courtise. Dès lors, les choses se précipitent. L'économie libérale trouve sa légitimité grâce à une théorie en vogue dans les sciences dures, celle du « chaos », qui devient l'équivalent de ce que fut la théorie de la « main invisible » pour les premiers propagandistes du libéralisme, qui imaginaient que le marché était régulé naturellement, à la fois par lui-même et à son insu. De la même manière que l'économie vire à l'économétrie, la classe politique confond la représentation parlementaire avec la représentation médiatique et « la niaiserie sociopolitologique » lui fait épouser la démocratie des sondages, en entraînant l'homme ordinaire dans la « déchéance statistique » de ce nouvel « homme moyen » fabriqué de toutes pièces. Les Anciens, suivis par les hommes de la Renaissance glorifiaient la virtus, c'est-à-dire une[...]

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