VOLONTÉ
Le contexte « théologique » : Augustin
La philosophie de la volonté d'Aristote n'aurait pas développé toutes ses ressources si elle n'avait été relayée, dans l'Occident chrétien, par une réflexion proprement théologique qui, d'une triple façon au moins, a affecté l'anthropologie philosophique jusqu'à Kant.
C'est d'abord sur le fond d'une méditation sur le mal, ou péché, que s'est affinée et approfondie la psychologie de la volonté. Avec le christianisme, en effet, s'introduit l'infini de la réflexion, dans lequel Hegel discerne le tournant du monde grec au monde moderne : « Le droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central dans la différence de l'Antiquité et des Temps modernes. Ce droit dans son infinité est exprimé dans le christianisme et y devient le principe universel réel d'une nouvelle forme du monde » (Principes de la philosophie du droit). À cette « nouvelle forme du monde » appartient l'appréhension de la volonté comme infinie. La métaphysique aristotélicienne de l'action finie s'enrichit d'une métaphysique du désir de Dieu. Ce tournant peut être reconnu chez saint Augustin. Avec lui, la voluntas se révèle dans sa grandeur terrible, dans l'expérience du mal et du péché ; la volonté a le pouvoir de nier l'être, de décliner et de défaillir, de se « détourner de » Dieu et de se « tourner vers » les créatures. Ce pouvoir redoutable de faire défection – ce posse peccare – est la marque même de l'infini dans la volonté. Peut-être n'y a-t-il eu un concept de volonté dans la philosophie occidentale qu'après que la pensée eut été confrontée avec ce que saint Augustin appelle le modus defectivus de la volonté. Les deux grandes querelles d'Augustin, contre les manichéens d'abord, puis contre les pélagiens, constituent à cet égard un exceptionnel laboratoire conceptuel. Contre les premiers, il fallut exorciser l'idée que le mal est quelque chose : il n'est pas de nature, mais de volonté ; il n'est pas, nous le faisons ; c'est donc dans le vouloir même qu'il faut concevoir une orientation vers le néant. Mais, contre les pélagiens, il fallut ensuite affirmer que cette active défaillance est une manière d'être durable, une quasi-nature, de telle sorte que le rien du mal constitue une réelle captivité, plus fondamentale que toute décision particulière ; c'est en s'efforçant de conceptualiser le « péché originel », sur la base des symboles de la chute et de la captivité, que la pensée chrétienne fit avancer la réflexion sur une dimension cachée du vouloir humain, où le pouvoir de faire trouve sa limite dans un non-pouvoir en quelque sorte constitutif.
La spéculation théologique a contribué d'une deuxième façon à l'anthropologie : en constituant une sorte de « psychologie divine » qui compose en Dieu connaissance, volonté et puissance, cette spéculation a créé pour la volonté humaine un modèle pur, dans lequel la volonté est liée au savoir absolu et au pouvoir absolu ; en faisant ainsi abstraction de la constitution contingente de la créature, la pensée s'aventure à poser des questions telles que celle de savoir si une volonté parfaitement informée pourrait changer ses décrets, ou bien si elle suivrait nécessairement le bien clairement connu. Un tel concept de volonté pure fournit ainsi la forme limite à partir de laquelle la finitude du vouloir humain se donne à penser. C'est de cette façon que la volonté humaine a pu être conçue par les grands médiévaux à la fois comme infinie et comme finie sous des points de vue différents. Infinie, la volonté l'est à l'image de Dieu en tant que pouvoir[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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