SEBALD W. G. (1944-2001)
L'art après la catastrophe
Invité en 1997 à l'université de Zurich, Sebald choisit comme sujet de ses conférences la « Guerre aérienne et [la] littérature ». Le texte, légèrement remanié, parut en Allemagne deux ans plus tard sous le même titre. L'auteur pouvait-il prévoir que ses essais, souvent mal interprétés, allaient contribuer à ouvrir un vaste débat non seulement sur la place réservée par les écrivains allemands de l'après-guerre à la dévastation du territoire allemand et à l'éradication des villes, mais aussi à l'espace dévolu dans la mémoire collective aux victimes civiles allemandes des bombardements et des expulsions des territoires de l'Est du Reich ?
Remarquant que la justification stratégique et morale des bombardements aériens illimités sur les villes allemandes n'a jamais été abordée par les écrivains allemands de l'après-guerre, Sebald fait observer qu'un peuple « qui avait assassiné et exploité jusqu'à la mort des millions d'hommes était dans l'impossibilité d'exiger des puissances victorieuses qu'elles rendent des comptes sur la logique d'une politique militaire ayant dicté l'éradication des villes allemandes ». Mais il rappelle en même temps l'apathie relevée par certains observateurs (Max Frisch ou Alfred Döblin par exemple) dans les mois qui suivirent la capitulation de l'Allemagne. Apathie et amnésie qui deviennent le moyen d'éliminer les ruines encore fumantes pour construire un monde nouveau. Comme si, dit Sebald, « la destruction totale [n'apparaissait] pas comme une aberration totale, mais comme la première étape d'une reconstruction réussie ». L'Allemagne s'adonne à la reconstruction, avec héroïsme. En silence. En taisant l'éradication des grands centres urbains, comme elle tait les crimes nazis.
Le problème soulevé dans cet essai est à la fois éthique et esthétique. S'appuyant sur le Docteur Faustus de Thomas Mann et sur une conception de l'art qui dévoile une vision apocalyptique du monde sans faire l'impasse sur sa propre implication, Sebald constate que la littérature d'après guerre, à quelques exceptions près, n'a pas su ou voulu comprendre le problème fondamental de l'art après la catastrophe absolue : lorsque la folie des hommes a provoqué le chaos total, l'art, et la littérature ont-ils encore la possibilité de représenter l'inimaginable, de transmettre de façon sensible, sans vouloir nécessairement lui donner un sens, l'incommensurable horreur de l'histoire ? La fiction romanesque, le récit traditionnel, dit Sebald, ne sauraient être ici une catégorie esthétique adéquate. Le postulat de Sebald – porter un regard presque impersonnel, mais cependant empathique, neutre mais pas indifférent sur la catastrophe historique et sur les souffrances qui lui sont liées – implique que l'écriture devienne elle-même le médium de la catastrophe, en intégrant dans sa forme même la puissance destructrice.
C'est précisément sur cette conception de l'écriture et de la littérature que revient Sebald dans les cinq récits qui composent Logis in einem Landhaus (Séjours à la campagne, 1998). De grandes figures de la littérature plus ou moins ensevelies sous les déjections du passé ou prisonnières des archives de l'histoire (Johann Peter Hebel, Gottfried Keller, Robert Walser, Eduard Mörike, Jean-Jacques Rousseau) partagent, comme Stendhal et Kafka dans Vertiges, l'expérience de l'exil, de l'errance et du déracinement : exil de Rousseau, chassé de Genève et réfugié sur l'île de Saint-Pierre, recours à la résistance esthétique chez Mörike – « un réflexe de survie consistant à faire le mort » –, rejet de la société capitaliste chez Keller, l'« étrangeté » d'une langue « extrêmement sophistiquée » chez Hebel, ou refus[...]
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Écrit par
- Nicole BARY
: directrice de l'association
Les Amis du roi des Aulnes , traductrice
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