BENJAMIN WALTER (1892-1940)
À rebours du progressisme. Les subversions de la dialectique
De 1927 à 1929, Benjamin mène un travail acharné à la Bibliothèque nationale sur Paris capitale du XIXe siècle, une archéologie de la modernité qui fournit le point de fuite de ses écrits de la dernière période. Benjamin amorce ce qu'il appelle une révolution copernicienne de l'histoire : il s'agit de faire tourner non pas le présent autour du passé, mais le passé autour du présent, pour mieux les sauver tous deux l'un par l'autre, en commençant par briser leur continuité respective, unidimensionnelle, qui traduit leur pétrification. À cet égard, l'inachèvement du Passagenwerk, demeuré à l'état de notes et de citations accumulées en attente de montage, n'est pas seulement circonstanciel. Partant des passages ou galeries marchandes, Benjamin explore le Paris du xixe siècle, en quête de la moindre trace. Interpoler dans le fragment, pour y construire une totalité en devenir, tel serait l'objectif de cette micrologie. Mais à chaque fois aussi, le détail – débris ou rebut – menace de s'insurger, oblige le regard à changer de direction, sans jamais se fixer définitivement, le passé ne cessant de se mouvoir dans son rapport à un présent lui-même instable. Le travail sur Charles Baudelaire, « un poète lyrique à l'apogée du capitalisme », devait fournir le modèle en miniature de ce grand œuvre, mais il est resté lui-même en deçà du plan, significatif, prévu en trois parties (« Idée et Image » ; « Antiquité et Modernité » ; « Le Nouveau et le Retour du même »).
Une analogie court entre ce xixe siècle baudelairien et l'âge du Trauerspiel, du drame baroque allemand : sentiment de la catastrophe vouant l'histoire à se répéter pour le pire, allégorisme dû à l'empire de la marchandise, comme jadis à l'empire de la mort, imprimant sa stéréotypie abstraite dans les figures de la vie concrète. Dans les passages se dépose le rêve collectif dont la mode est l'expression parfaite parce que parfaitement ambiguë : l'ancien et le nouveau s'y compénètrent sans fin en des truchements égarants. Quant à la suprême fantasmagorie, c'est sans doute le progrès réduit à une fonction de transfiguration d'un devenir automatisé. À ce genre d'idéalisme, Benjamin oppose un matérialisme historique dont le concept fondamental n'est pas le progrès, mais l'« actualisation ». Actualisation du présent autant que du passé : car en l'un comme en l'autre, il s'agit de sauver la chance d'un éveil critique commandé par l'urgence pratique. « Chaque époque en effet, conclut Benjamin dans un exposé de 1935, ne rêve pas seulement la prochaine, mais cherche au contraire dans son rêve à s'arracher au sommeil. »
De cet arrachement, il donne une version spécifique en précisant : « L'exploitation des éléments oniriques lors du réveil est le paradigme de la dialectique. » C'est aussi que le rêve comporte tout un imaginaire à libérer des puissances mythiques réactivées par la crise de la modernité ou par la modernité comme crise. L'éveil se définit dès lors comme « une synthèse de la conscience diurne et de la conscience nocturne ». En termes politiques : un seuil d'où l'on peut revoir le passé pour mieux prévoir le présent. Cette démarche commence à prendre corps avec le mode d'exposition très original que Benjamin désigne sous le nom d'« image dialectique », à savoir un battement entre le rêve et l'éveil qui en recoupe d'autres, entre le lointain et le proche, ou entre l'autrefois et le maintenant. D'un pôle à l'autre, le curseur est appelé à se déplacer en fonction des réponses à donner aux situations qui s'offrent. Arrêtant le flux du devenir en une configuration saturée de tensions, l'image[...]
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Écrit par
- Philippe IVERNEL : enseignant, chercheur
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