LEGGE WALTER (1906-1979)
L'esthétique comme morale
Lucullus dînait chez Lucullus, mais il invitait le public à sa table. Des équipes perfectionnistes mettaient au point, chez E.M.I., comme pour leur propre plaisir, des mécaniques de luxe (et de précision !) : et le public n'avait plus qu'à découvrir pour son premier Così fan tutte (enregistré en studio en 1954 par le Philharmonia dirigé par Herbert von Karajan, avec Elisabeth Schwarzkopf – Fiordiligi –, Nan Merriman – Dorabella –, Lisa Otto – Despina –, Rolando Panerai – Guglielmo –, Léopold Simoneau – Ferrando –, Sesto Bruscantini – Don Alfonso), pour son premier Ariane à Naxos (enregistré en studio en 1954 par le Philharmonia dirigé par Herbert von Karajan, avec Elisabeth Schwarzkopf – Ariadne et la Primadonna –, Rita Streich – Zerbinetta –, Irmgard Seefried – le Compositeur –, Rudolf Schock – Bacchus –, Hermann Prey – Harlekin), pour son premier Falstaff (enregistré en studio en 1956 par le Philharmonia dirigé par Herbert von Karajan, avec Tito Gobbi – Sir John Falstaff –, Rolando Panerai – Ford –, Luigi Alva – Fenton –, Elisabeth Schwarzkopf – Alice Ford –, Anna Moffo – Nannetta –, Fedora Barbieri – Mrs. Quickly), ou plus simplement pour sa première Chauve-Souris (enregistré en studio en 1955 par le Philharmonia dirigé par Herbert von Karajan, avec Nicolai Gedda – Gabriel von Eisenstein –, Elisabeth Schwarzkopf – Rosalinde –, Rita Steich – Adele –, Erich Kunz – Doktor Falke –, Helmut Krebs – Alfred), quelque chose que Mécène, pendant trois décennies de sa vie, avait à peine osé rêver. Et voilà : il le réalisait, le faisait vivant, accessible à tous. Le disque réalisait la quadrature du cercle, la multiplication de la qualité, sa prolifération, son accessibilité.
Son goût musical, si peu insulaire, Walter Legge a rappelé lui-même comment il l'avait formé lors de ses premiers voyages en Europe : les répétitions de Toscanini à Bayreuth et Salzbourg, Richard Strauss dirigeant Così à Munich, Berlin aux jours où son festival réunissait Toscanini, Furtwängler, Klemperer, Erich Kleiber et Bruno Walter. Il avait à peine vingt-cinq ans quand His Master's Voice lui confiait le projet le plus ambitieux que le disque eût conçu à ce jour, celui qui d'une discothèque pourrait enfin faire l'équivalent d'une bibliothèque, ces sociétés de souscripteurs qui, en quelques années, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, allaient réaliser un programme prodigieux : l'intégrale du piano de Beethoven par Artur Schnabel, l'enregistrement à Glyndebourne des opéras italiens de Mozart, et même, rêve presque insensé, la diffusion dans des conditions artistiques inouïes d'un chef-d'œuvre maudit, les lieder de Hugo Wolf (dont Legge, initié par son maître Ernest Newman, devint le plus grand spécialiste mondial).
Parallèlement, les deux saisons 1938 et 1939, il assistait sir Thomas Beecham à Covent Garden. On ne leur rendit pas le théâtre après la guerre : leurs standards étaient notoirement trop élevés ! Du moins avaient-ils pu réaliser ensemble avec l'Orchestre philharmonique de Berlin (1937), pour la Mozart Society, un enregistrement de La Flûte enchantée inégalé (avec Tiana Lemnitz – Pamina –, Helge Rosvaenge – Tamino –, Gerhard Hüsch – Papageno –, Irma Beilke – Papagena –, Wilhelm Strienz – Sarastro –, Erna Berger – la Reine de la Nuit). Dans les chœurs, nul ne remarqua une étudiante : Elisabeth Schwarzkopf. « Où avais-je les yeux ? », se demanda Legge des années plus tard. Question inutile. Il avait l'œil à tout : l'œil du maître. Quand il auditionna Schwarzkopf à Vienne après la guerre (il lui offrait un contrat ; elle exigeait une vraie audition d'abord ; on ne l'achèterait pas « chat en poche » ; Legge avait trouvé aussi perfectionniste que lui), ils passèrent[...]
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Écrit par
- André TUBEUF : agrégé de l'Université, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média
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