KANDINSKY WASSILY (1866-1944)
Théorie/pratique/écriture
Pendant cette période décisive où l'« amateur » moscovite se hausse au premier rang de l'art international, les textes tiennent une place importante. Le plus célèbre, Du spirituel dans l'art, traduit en français en 1949, n'est peut-être pas le plus utile pourtant pour la compréhension même de la peinture de Kandinsky. Publié à la fin de 1911, mais écrit pour l'essentiel en 1910, il donne en fait l'état de la pensée du peintre au moment où il hésite encore devant l'étape ultime : son chapitre le plus connu, sur « le langage des formes et des couleurs », risque d'égarer si l'on veut s'en servir simplement comme d'un dictionnaire pour les œuvres à venir. Publié en 1912 dans l'Almanach du Cavalier bleu, le long article « sur la question de la forme » est d'une autre pertinence, qui commente l'axiome fondamental selon lequel « la forme est l'expression extérieure du contenu intérieur », pour conclure qu'« il n'existe pas de problème de la forme », et qu'une forme (l'abstraction par exemple) n'est pas a priori meilleure qu'une autre (la constante admiration de Kandinsky pour le Douanier Rousseau, et sa croyance affirmée en la possibilité, à côté de l'art abstrait, d'un « grand réalisme » s'expliquent aussi par là). La forme n'est donc déterminée que par la « nécessité intérieure » (innere Notwendigkeit), notion qui tient une place centrale dans ces textes, mais dont on a voulu faire un concept obscur, alors qu'à ce moment délicat elle a surtout pour Kandinsky une fonction pratique et toute personnelle : éviter, dans l'abstraction, les formes qui seraient seulement stylisées, la pure décoration, et l'expérimentation gratuite.
Au demeurant, le peintre l'a répété, la théorie n'influe alors en rien sur sa pratique et n'intervient qu'au moment des bilans, hors de l'atelier : l'évolution de sa peinture résulte d'un enchaînement logique interne dont le peintre doit prendre conscience mais dont il est à peine le maître (et le parallèle avec Braque et Picasso, au même moment, est là encore saisissant). Le désir de chercher une « explication » immédiate et d'ordre rationnel dans un « manifeste » théorique que Kandinsky n'a en fait jamais écrit a ainsi dissimulé longtemps l'importance et la fonction réelle des nombreux autres textes publiés pendant cette période : les « compositions scéniques » (La Sonorité jaune, 1909, publiée dans l'Almanach du Cavalier bleu), où l'addition des moyens qui finalement s'annulent dans le théâtre et l'opéra traditionnels (le geste emphatique du chanteur, la musique « illustrative »...) est remplacée par l'utilisation spécifique de chacun d'eux pour démultiplier l'effet de l'ensemble ; les poèmes réunis dans le volume de 1913, Sonorités (Klänge), qui ne sont pas « transpositions d'art », mais où joue le même rapport dialectique entre forme et contenu, avec cette fois toutes les ressources propres de l'écriture qui font aussi de Kandinsky l'un des écrivains d'avant-garde des années 1910.
Mais les textes autobiographiques sont les plus révélateurs, et les plus utiles pour la compréhension de l'œuvre du peintre : la « Conférence de Cologne » (1914, publiée seulement en 1957) et surtout Regards sur le passé (Rückblicke, 1913, nouvelle traduction française en 1974). Source d'information de premier ordre bien sûr, mais importante plus encore par la construction du texte lui-même, où la suite chronologique et la linéarité de la narration sont brisées en courts fragments soigneusement remontés, exemple de ce qui est à l'œuvre au même moment dans la peinture ; et libération, par le regard rétrospectif[...]
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Écrit par
- Jean-Paul BOUILLON : professeur d'histoire de l'art moderne et contemporain à l'université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
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