KANDINSKY WASSILY (1866-1944)
L'ultime décennie
Réfugié désormais à Paris (où il se fait naturaliser, en 1939, et où il mourra le 13 décembre 1944), Kandinsky est entouré d'amis et de nombreuses relations, mais dans un milieu qui n'est pas vraiment préparé à comprendre sa démarche et où les éloges mêmes (ceux des surréalistes, André Breton au premier chef, et simultanément ceux des abstraits parisiens, le groupe Cercle et Carré puis Abstraction-Création) reposent sur l'équivoque. Sa peinture s'oriente alors différemment et peut donner d'abord l'impression d'un repli, sinon d'un reflux, malgré la qualité du métier, qui n'a peut-être jamais été aussi grande. On y voit en particulier apparaître un étrange univers de formes biologiques : feuilles, vers, serpents, insectes, oiseaux, mais surtout larves, amibes, embryons, groupements cellulaires... Souvent présentées dans des enveloppes au contour mou et flottant, mais dans une ambiance lumineuse et légère, ces formes renvoient avant tout à une vision ludique et paradisiaque du monde fœtal, même quand elles servent ensuite à l'élaboration de compositions complexes où la géométrie conserve ses droits et qui jouent avec subtilité des effets d'équilibre, d'échos (le tableau dans le tableau), de contrastes, de matières (avec l'introduction temporaire du sable, seule innovation technique, empruntée aux Français).
La référence biologique qui est au centre de cette nouvelle peinture s'appuie en partie sans doute sur les découvertes de la science contemporaine et trouve sa justification théorique dans l'affirmation, répétée, qu'art et science doivent marcher de pair pour l'avènement de la « grande synthèse ». Mais l'on peut se demander si, plus profondément, elle ne traduit pas aussi une aspiration à retourner aux origines, physiques et spirituelles, du moi, qui se situent bien à Moscou, et à Munich, avant 1914. On en lirait alors d'autres indices dans la vie même de Kandinsky, qui utilise à nouveau la langue russe, meuble son appartement de Neuilly-sur-Seine avec une partie du mobilier de Munich, rendu par Gabriele Münter, reprend la technique ancienne de la peinture a tempera sur carton, et tend, pour ses expositions, à omettre la période du Bauhaus pour rapprocher ses toiles récentes de celles de l'avant-guerre...
Dans la peinture même, les formes « amibiennes » finissent par retrouver les motifs fondateurs de la période de Munich : la barque et ses rameurs, le saint Georges armé de sa lance, lui-même avatar du cheval de la petite enfance, traversent les dernières œuvres ; et dans le tout dernier tableau inscrit au catalogue (L'Élan tempéré, mars 1944) le chevalier est bien là, protégé des forces du Mal par une Vierge tutélaire... Avec ce refermement sur soi qui est aussi l'affirmation renouvelée de la foi dans les valeurs de l'esprit, la boucle est bouclée. Il y a bien eu, chez Kandinsky, abstraction du monde et perpétuel exil, non pour un passage à l'au-delà comme chez Malévitch, ou une révélation privilégiée de l'essence même de l'Univers, comme chez Mondrian, mais pour un retour aux sources du moi. Les origines de l'abstraction pourraient bien n'avoir été, après tout, qu'une autre forme de la quête des origines.
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Écrit par
- Jean-Paul BOUILLON : professeur d'histoire de l'art moderne et contemporain à l'université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
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