Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

BION WILFRED R. (1897-1979)

Article modifié le

La pensée

En analysant les troubles de la pensée dans les psychoses, Bion en est venu à formuler une théorie psychanalytique de la genèse de cette dernière. Comme on l'a indiqué, il reprend et développe sur ce point certaines conceptions esquissées par la première topique de Freud (1900, 1911). Dans le cadre du régime initial de l'état de détresse (Hilflosigkeit), celui-ci avait décrit la décharge motrice émotionnelle, puis l'émergence de l'action adaptée, en rapport avec l'éclosion de l'attention, de la conscience, de la représentation et du processus de pensée. D'abord inconsciente, la pensée implique l'usage d'une énergie liée, sous la forme de petites quantités appliquées au prélèvement d'échantillons sensoriels. Bion postule l'existence de pensées primitives, de « protopensées » antérieures à la formation de « l'appareil à penser les pensées ». Il s'agit d'impressions sensorielles et de « vivances émotionnelles » liées à la présence, mais surtout à l'absence du sein. Selon le degré inné de la tolérance à la frustration, et en fonction de la qualité de la relation contenant-contenu, ces protopensées peuvent être soit « admises à titre de problèmes à résoudre » et se développent en « éléments alpha », en pensées qui représentent la « chose-en-soi », soit, au contraire, vécues comme des « excroissances indésirables », de mauvais objets de l'espèce « non-sein », qui sont alors expulsés sous forme d'éléments bêta au moyen du mécanisme hypertrophié de l'identification projective.

Bion appelle « fonction alpha » la capacité symbolique primordiale qui permet les « transformations » de protopensées en de véritables représentations, c'est-à-dire en éléments alpha. Elle est la fonction même de « l'appareil à penser », avec lequel elle s'institue et qu'elle édifie progressivement. La prolifération d'éléments alpha s'organise en une « barrière de contact » (Freud, 1895), membrane semi-perméable, qui est comparable au processus du rêve et qui représente le principe de la séparation entre la réalité externe et la réalité interne, l'activité de veille et le sommeil, le conscient et l'inconscient. On reconnaît ici la première censure décrite par Freud (1900) entre les deux systèmes inconscient et préconscient-conscient. Les éléments bêta (« protopensées ») et les éléments alpha (« pensées naissantes ») représentent donc deux niveaux génétiques différents du devenir des processus de pensée, que Bion a situés respectivement sur les rangées A et B de la « grille » (grid) de son invention, destinée à la catégorisation de l'ensemble des phénomènes mentaux. Dans la dimension propre à l'expérience psychotique, les « évacuations » de protopensées sous forme d'éléments bêta, incapables de faire lien, se produisent en un conglomérat désigné comme « écran bêta ». Cet univers de contenus qui n'ont pas trouvé de contenant est le résultat d'un « désastre », d'une « catastrophe » primitifs. Il entoure et investit le sujet comme le « lieu où l'objet doit être », et aussi bien le « domaine du non-existant », traversé par la « panique psychotique » sous l'espèce d'une « terreur sans nom » (nameless dread). Ce monde sans forme livre le sujet à l'hallucination, à la tendance à agir (acting out) et à employer la pensée concrète. Exacerbé par le fonctionnement déréglé de l'identification projective, l'appareil mental fonctionne comme un muscle tétanisé qui décharge continuellement des éléments bêta.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Les pensées naissantes alpha constituent un premier matériau représentatif, sous la forme d'images des divers registres sensoriels, visuel, auditif, olfactif (niveau B). À partir de ce matériel s'organisent les souvenirs, la pensée inconsciente de veille, la pensée onirique et la pensée narrative, sous la forme de mythes privés et publics (niveau C). Le niveau D de la grille est celui de la préconception, état mental d'expectative, qui correspond en particulier à l'attente innée du sein (M. Klein) et que Bion compare à la « pensée vide » évoquée par Kant. La conception (niveau E) naît de la rencontre d'une préconception avec une « réalisation », équivalant à ce que Freud a décrit, toujours dans le modèle de 1895-1900, comme étant une expérience de satisfaction. La conception se caractérise par sa double qualité émotionnelle et perceptive. Sous réserve d'un degré modéré de l'envie, et d'un niveau suffisant de tolérance à la frustration, le défaut temporaire de rencontre entre la préconception et le sein réel (situation dénommée « réalisation négative ») représente le début de la pensée proprement dite, dans son articulation avec le principe de réalité. Se développent alors des mécanismes qui tendent à modifier l'état de frustration au lieu de la fuir. La réalisation d'une préconception précède une expectative ultérieure, qui fournit la matrice d'une nouvelle pensée, et ainsi de suite. Au lieu d'être évacué sous forme d'élément bêta, chose en soi opaque, objet bizarre, terrifiant, le « non-sein » devient la « représentation » d'une chose-en-soi, une véritable pensée, source d'une autre pensée à venir. Le concept (niveau F) dérive par abstraction de la conception, qu'il libère de sa qualité perceptive. Les lois de la nature, les théories scientifiques générales, les théories psychanalytiques existantes en fournissent des illustrations. Le niveau G est représenté par les systèmes déductifs scientifiques, en particulier les sciences formelles et les modèles psychanalytiques à construire. Le niveau H se rapporte au calcul algébrique. L'articulation de l'appareil à penser avec le cadre de l'action adaptée comporte trois étapes : la publication, la communication et le sens commun. La première désigne l'ensemble des opérations effectuant le transfert des données du monde interne vers le monde externe. La deuxième met en jeu la capacité sociale de l'individu, qui se développe sous l'impulsion de l'identification projective réaliste. Le sens commun, conformément à la tradition aristotélicienne, désigne la synergie des registres d'informations, qui produit des « conjonctions constantes » de phénomènes (Hume, Poincaré), d'où résulte une sensation de vérité.

Le développement de la fonction alpha et de l'appareil à penser est conditionné, en dehors du facteur inné que représente la capacité de supporter la frustration, par le jeu de deux mécanismes principaux. Le premier, tenant à l'environnement, est représenté par la relation dynamique contenant-contenu. Le second, de nature endogène, se définit par l'interaction mobile entre les positions paranoïde-schizoïde et dépressive. Dans le développement de la personnalité non psychotique, la relation entre la mère et l'enfant forme un « couple heureux », dont la structure s'intériorise progressivement dans l'appareil mental de celui-ci. Le contenant maternel représente alors l'aptitude à accueillir les projections-besoins de l'enfant et à lui en renvoyer les contenus sous forme adoucie, purifiée de leur violence. Ce rôle « métabolisateur » du personnage maternel permet la transformation des protopensées en éléments de la fonction alpha, par le moyen de leur réintrojection. Bion désigne ce mécanisme particulier de rétroaction propre au partenaire maternel par un mot anglais tiré du français, comme capacité de reverie. Il le représente par le sigle (♀♂). Le second mécanisme fait référence aux deux phases caractéristiques du développement affectif décrites par Melanie Klein en termes de positions paranoïde-schizoïde (0,0-0,3 ou 0,4 an) et dépressive (0,4-1 an). Bion envisage leur interférence dynamique comme une oscillation, un « mouvement pendulaire » entre des moments de désintégration et de réintégration, qu'il représente par le signe (PS ↔ S). Ces deux mécanismes fondamentaux, en dehors de leur fonction proprement génétique, interviennent ultérieurement dans tout processus de connaissance. Par ailleurs, Bion applique aussi la relation contenant-contenu à l'étude des phénomènes de groupe.

À côté de l'amour (A) et de la haine (H), il considère la connaissance (C) comme l'une des trois émotions fondamentales, qui assurent le lien entre le sujet et l'objet. Le lien de connaissance est associé à la douleur et à la frustration, dans la mesure où il se développe en relation avec l'absence de l'objet et se rapporte à celui-ci comme à une réalité multiforme et infinie, dont le sens ultime est inconnu et « inconnaissable », au sens kantien. Il s'agit, en effet, de la réalité psychique, qui représente l'« objet psychanalytique », en soi inaccessible aux organes des sens, et dont la connaissance, par le thérapeute aussi bien que par le patient, se définit comme « la fonction psychanalytique de la personnalité ». Cette réalité psychique de l' inconscient, « vérité absolue » ou encore « pensée sans penseur », que Bion désigne par la lettre O, se présente sous la forme de vécus émotionnels primitifs, dont l'apparition, dans la double perspective du dialogue psychanalytique, mobilise une forme particulière d'expérience sans arrière-plan sensoriel, autrement dit d'intuition (to intuit). Chez le thérapeute, le maniement spécifique d'une telle intuition implique qu'il travaille « sans mémoire ni désir ni compréhension », à la découverte du nouveau. Le mode de connaissance mis en œuvre par le psychanalyste se caractérise aussi par le fait d'observer et de réaliser, par l'interprétation, des « transformations » de O, cette réalité dernière inconnaissable dont le propre est moins d'être que d'« être été » (to be been), et dont le phénomène transparaît dans l'aire des émotions, des pensées, et des mots. Le « savoir sur O » identifie et modifie le « devenir O », dont l'analyse par ailleurs ne peut jamais être achevée. À l'égard de cet « invariant » que définissent les aspects inaltérés de O, les transformations observées et produites par la connaissance de la réalité psychique présentent trois formes. En premier lieu, les transformations à mouvement rigide, qui n'impliquent qu'une faible déformation, caractérisent les processus propres à la partie non psychotique de la personnalité, en particulier le fonctionnement de « l'appareil à penser ». En deuxième lieu, les transformations projectives, qui comportent un degré de déformation élevé, notamment du cadre spatio-temporel, concernent la partie la plus primitive de l'esprit, en particulier le registre des mécanismes de défense archaïques décrits par Melanie Klein, dont l'identification projective. Enfin, les transformations dans l' hallucinose s'appliquent au fonctionnement de la personnalité psychotique tel que le conçoit Bion. Dans un tel cadre, ce dernier décrit, à côté des hallucinations franches bien connues (visuelles, auditives, olfactives, gustatives ou tactiles), des hallucinations « fugaces » ou « évanescentes » et des hallucinations « invisibles », qui peuvent se repérer notamment chez les patients en traitement psychanalytique.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Au sujet du développement de l'activité normale de pensée, Bion envisage un modèle de la construction de l'espace et du temps, respectivement désignés par les symboles « point » (.) et « ligne » (−). Ce processus présuppose l'élaboration par la pensée naissante de l'absence, comme dimension de la présence, de l'objet non-sein : maintenant-il-n'est-pas-ici. Il en résulte la structure d'un espace-temps en tant que « non occupé ». Dans l'aire psychotique de la personnalité, en conjonction avec l'échec des deux mécanismes contenant-contenu et désintégration-réintrégration, la force déprédatrice de l'avidité et de l'envie, proliférant comme une « croissance cancéreuse », dépouille l'espace-temps naissant de tout système de coordonnées. De « l'explosion projective » qu'elle provoque résulte l'espace mental de l'hallucinose, un espace sans limites, une vaste immensité où s'ouvre « une entière liberté concernant les restrictions imposées par la réalité ». Ce néant infini est habité par des émotions violentes ou dévastatrices et « occupé » par des objets (maintenant-il-est-ici) paradoxalement vécus comme inexistants. L'impossibilité de toute articulation d'un contenu défini avec une forme de contenant engendre un milieu qui n'admet pas la transformation verbale ou symbolique dans l'aire de la pensée et celle de l'action et que Bion désigne par les symboles « moins point » (–.) et « moins ligne » (– −).

Les transformations de la réalité psychique inconsciente définissent le devenir, « l'évolution » de O, dont la qualité essentielle est la « croissance mentale », c'est-à-dire le fait d'« arriver à être ce que l'on est, à être soi-même sa propre vérité ». Ce processus de changement comporte toujours, à des moments décisifs, en dépit d'une certaine invariance, un caractère de rupture violente, de subversion du système, qu'on peut définir comme un « changement catastrophique ». Cette dernière notion s'applique aussi bien au devenir mental qu'aux types de changement propres à la séance psychanalytique, au groupe restreint ou à la vie sociale.

L'ensemble de ces caractères propres à la réalité psychique inconsciente s'est formulé, au niveau de la rangée C de la grille, dans les trois grands mythes de l'humanité : le jardin d'Éden, la tour de Babel, Œdipe.

— Émile JALLEY

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de psychologie et d'épistémologie à l'université de Paris-Nord

Classification

Autres références

  • ENFANCE (Les connaissances) - La petite enfance

    • Écrit par
    • 8 742 mots
    • 2 médias
    C'est surtout W. R. Bion (1962, 1967) qui a précisé l'émergence de la pensée à partir des vécus corporels et émotionnels dépendant de la relation avec la mère. Ces vécus (éléments β) seraient transformés en quelque chose de « pensable » (éléments α) après avoir été « projetés » sur la mère, qui les...
  • GROUPE DYNAMIQUE DE

    • Écrit par
    • 3 625 mots
    ...psychanalystes anglais d'inspiration kleinienne généralisent la distinction, bien vue par Freud, des processus psychiques primaires et secondaires. W. R.  Bion montre qu'une réunion n'arrive pas à fonctionner comme groupe de travail tant que n'a pas été élucidé le « présupposé de base » sous-jacent ; selon...
  • PSYCHOSE (psychanalyse)

    • Écrit par , et
    • 10 057 mots
    – La distorsion de la perception de la réalité est au premier plan. Il s'agirait même, selon W. R. Bion, d'une « haine » de la réalité interne et externe, le psychotique cherchant à détruire celle-ci ainsi que l'appareil psychique qui lui permet d'en avoir connaissance : perception, pensée,...

Voir aussi