KEMPFF WILHELM (1895-1991)
Rigueur et recréation
Kempff s'était imposé comme l'un des plus grands interprètes beethovéniens de son temps. Il rappelait volontiers la filiation qui le reliait à Beethoven : « J'ai été élève de Barth qui avait eu comme maître Hans von Bülow dont on sait qu'il bénéficia de l'enseignement de Liszt, lui-même de Carl Czerny qui eut le privilège de travailler sous la direction de notre grand Beethoven. »
En plus de soixante-cinq ans de carrière, la démarche de Kempff a évolué sensiblement et les disques en attestent, puisqu'il a commencé à enregistrer au cours des années 1920. Mais une constante domine : la rigueur classique sans cesse recréée par le sens de l'improvisation et une étonnante imagination, la simplicité au service de la poésie. L'approche interprétative de Kempff repose sur sa formation d'organiste et de compositeur ; sa lecture du texte est une lecture d'ensemble très rigoureuse qui n'isole aucun élément spécifique hors de son contexte. La construction reste omniprésente même si elle semble beaucoup moins évidente que chez Wilhelm Backhaus ou Claudio Arrau, peut-être plus véritablement germaniques que Kempff. Il y a dans la nature de Kempff une contradiction entre ses racines prussiennes et cette faculté intarissable à recréer un texte. Le dilemme se retrouve dans le domaine religieux, où le chrétien convaincu qu'il était se trouve dérouté par la rigueur du luthéranisme, qui lui semble épouser trop étroitement la discipline prussienne.
Le miracle de la personnalité de Kempff est d'être parvenu à cette synthèse unique entre classicisme et improvisation. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le second aspect dominait généralement : fougue de la jeunesse, moyens techniques mieux assurés... Mais, au fil des années, la crinière du lion blanchit, l'homme qui s'avance sur scène avec une noblesse un peu hautaine prend du recul ; il est devenu un grand seigneur ; il semble perdu dans un univers lointain, les yeux fixés devant lui, quelque part vers la pointe du piano, où personne n'a accès. C'est pourtant de sa rencontre avec le public que naissent ses interprétations les plus exceptionnelles. Le poète parle, il s'impose avec calme, dépouillement, excès parfois, absence aussi, car, pour recevoir quelques instants d'émotion exceptionnelle, il faut accepter de vivre des moments moins étonnants. Le jeu devient plus limpide, le legato, hérité du toucher de l'orgue, égal comme du velours, se colore de mille façons avec des nuances impalpables, les basses s'ancrent profondément dans le grave de l'instrument et la polyphonie offre une transparence parfaite : sous les doigts de Kempff, une fugue semble lisible comme sur le papier ! Puis il découvre les sonates de Schubert, un univers qui lui avait échappé jusqu'alors et où son sens poétique s'épanouit à merveille.
Kempff possédait un répertoire considérable, certes concentré autour de l'œuvre de Beethoven (il a enregistré trois intégrales des sonates pour piano et deux des cinq concertos). Mais il jouait aussi la quasi-totalité de l'œuvre pianistique de Jean-Sébastien Bach, de Mozart, de Schumann, dont il avait entièrement revu l'édition de Clara Schumann (Éditions Breitkopf u. Härtel, 1952), de Schubert (son intégrale des sonates reste une référence) et de Brahms. Il aimait également inscrire à ses programmes les pages les plus poétiques de Chopin et de Liszt ou des pièces de Couperin, de Rameau et de Scarlatti qui lui permettaient de laisser libre cours à son sens de la miniature et de la confidence. La musique de chambre a toujours occupé une place essentielle dans sa vie ; il a joué avec le violoncelliste Paul Grümmer et le violoniste Georg Kulenkampff ; il a accompagné les cantatrices Lotte Lehmann et Germaine Lubin. Plus tard,[...]
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Écrit par
- Alain PÂRIS : chef d'orchestre, musicologue, producteur à Radio-France
Classification
Média