RAABE WILHELM (1831-1910)
Les distances du récit, du passé et de l'humour
« Raabe, écrit Georges Lukács, ne trouve que des issues individuelles à ses dilemmes. » Et certes, aucune dénonciation précise, aucune critique systématique ne transparaît dans ses récits et ses romans. Veut-il glorifier la bourgeoisie protestante ? Il le fait en transposant ses personnages au xvie siècle à Magdebourg, dans La Chancellerie du Bon Dieu (Unseres Herrgotts Kanzlei, 1851). Cette transposition le plus souvent temporelle permet d'éluder la réalité présente, ce dont Raabe se fera une règle : « Celui qui ne peut décrire que ce qu'il a vécu et vu n'est pas un poète, mais un copieur ; le poète doit savoir vêtir ses idées de l'habit de tous les temps et de tous les pays. » C'est à cette distance constante que son contemporain Otto Ludwig a donné le nom de réalisme poétique.
Son œuvre compte plus d'une histoire empruntée aux chroniques. Ce sont, par exemple, Le Hobereau de Denow (Der Junker von Denow, 1858), Un secret (Ein Geheimnis, 1860) ou les Fragments de biographie du précepteur Michel Haas (Aus dem Lebensbuch des Schulmeisterleins Michel Haas, 1859).
Hors cette distance du passé, il en existe une autre, qui est celle du récit à cadre emprunté aux romantiques. Ainsi La Chronique de la rue aux Moineaux ou L'Étudiant de Wittenberg (Der Student von Wittenberg, 1857) sont-ils récits à l'intérieur d'un récit, quelquefois même triple histoire. Et ces « tiroirs » se retrouvent pour La Chronique dans le thème même : « L'histoire d'une maison est l'histoire de ses habitants, l'histoire de ses habitants est l'histoire de l'époque à laquelle ils ont vécu et vivent, l'histoire des époques est l'histoire de l'humanité, et l'histoire de l'humanité est l'histoire... de Dieu. »
On a beaucoup parlé de l'humour de Raabe. Mais de quel humour s'agit-il ? Certes pas de celui d'un Wilhelm Busch, auquel lui-même reprochait son extrême méchanceté. Peut-on même appeler humour le symbolisme des noms tels que celui du chien Critique, ou le titre Stopfkuchen (1890), littéralement « gâteau bourratif » ? Cet humour tendre, idyllique, ces coq-à-l'âne que l'on trouve dans tous les ouvrages de Raabe ont fait penser à Jean-Paul, avec lequel l'écrivain aimait à se trouver une certaine communauté d'esprit : « Je n'ai pas lu beaucoup d'ouvrages de Jean-Paul mais je sens qu'il existe une affinité d'âme entre nous », écrit-il. Son roman Le Vieux Protée (Vom alten Proteus, 1875), où le rêve et la réalité sont étroitement mêlés en de nombreux épisodes fantastiques, fait ressortir l'attrait qu'exercent sur Raabe la folie et le somnambulisme, et en fait, plus encore, un frère de Jean-Paul. Mais son humour finit très souvent sur une note pessimiste, ainsi la conclusion de Gens de la forêt (Leute aus dem Walde, 1862) : « Le monde est une rue [...] il faut y jouer des coudes [...]. Vois tout cela, et tu te garderas d'un humour superficiel. »
Ce désenchantement pourrait être la marque essentielle de l'existence même de Raabe. Sa vie, disait-il, n'avait rien de celle d'un poète. Vie toute simple, où les seuls événements – et en était-ce ?– furent son apprentissage de libraire à Magdebourg, son mariage, la mort de sa fille, et sa retraite à Braunschweig. Sa postérité est, elle aussi, sans histoire. Longtemps oublié, il est lu à présent comme un digne représentant de ces années bismarckiennes où l'argent et l'orgueil national avaient mis les lettres en sommeil.
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Écrit par
- Catherine KOENIG : agrégée de l'Université
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