WORRINGER WILHELM (1881-1965)
« Si l'on considère l'histoire de l'art non plus comme la simple histoire du savoir artistique, mais comme celle des intentions, elle gagne en importance au point de vue de l'histoire universelle, [...] elle prend place à côté [...] des conceptions du monde. » Cette phrase de Worringer (L'Art gothique) situe d'emblée son projet d'historien : fonder une Kunstwissenschaft, une science de l'art qui soit histoire des formes transcendantales de l'expression. Nous nous trouvons donc ici sur l'itinéraire théorique qui suit la pensée germanique depuis Kant et Hegel. Nous sommes devant un héritier de Riegl (1858-1905), un lecteur de Fiedler (1841-1895), un contemporain de l'expressionnisme allemand... Worringer est né à Aix-la-Chapelle. Professeur successivement à Bonn (1925), à Königsberg (1928), à Halle (1946), il résidait à Munich depuis 1953. L'essentiel de sa pensée se trouve exprimé dans Abstraktion und Einfühlung (trad. franç. 1978, Klincksieck, Abstraction et Einfuhlung : contribution à la psychologie du style) et Formprobleme der Gothik (1927 ; trad. franç. 1941, Gallimard, L'Art gothique) ; il faut également citer : Die Anfänge der deutschen Tafelmalerei (Les Débuts de la peinture de chevalet en Allemagne, 1924) ; Problematik der Gegenwartskunst, 1948 ; Fragen und Gegenfragen (Questions et controverses, 1956).
La question fondamentale à résoudre a consisté pour Worringer à se démarquer des théories psychologiques de l'Einfühlung (empathie), par quoi, depuis Vischer et Lipps, on désigne une fusion spéculaire, organique avec l'objet, une projection animatrice du spectateur sur le spectacle. Dès lors, dans une telle perspective, tout discours sur l'art coïncidait avec un discours sur la contemplation de la beauté, c'est-à-dire avec l'esthétique. Worringer veut rompre avec l'esthétique qui ne saurait être une science objective et universelle de l'art, car elle est normative et ne justifie que l'art classique. À l'époque classique, la beauté exprime, par l'immobilité et l'harmonie des proportions, la résolution historique des formes du savoir avec celle de la visibilité. Les esthéticiens — et là Worringer prend à partie la fascination séculaire de l'Allemagne pour la Grèce — considèrent tout ce qui précède l'art classique comme des formes avortées, des échecs du savoir, des maladresses. Ils croient naïvement qu'un fossé existe chez les primitifs, comme chez le gothique, entre le savoir et l'intention. D'où les jugements d'impéritie. Or la thèse de Worringer propose, à l'inverse, qu'une pratique artistique résout absolument les problèmes qu'elle se pose. Les solutions qu'elle néglige correspondent à des questions qui ne la concernaient pas. Toute forme artistique procède d'une adéquation entre l'intention et le traitement matériel et formel. Ainsi l'art gothique devient un problème central : il propose l'étude formelle et psychologique d'un art qui ne se soucie ni de la beauté (esthétique) ni de la vérité (au sens du réalisme ou du naturalisme), mais qui exprime en toutes ses parties, sans l'ombre d'un échec, les contradictions, les convulsions, les espoirs de l'homme du Moyen Âge.
Toute volonté créatrice se donne en effet pour but l'« expression adéquate de sa position à l'égard du milieu ». Entre le dualisme insoluble du primitif et l'adéquation reposante du style classique, l'art gothique est « un état intermédiaire [...]. Sa nature propre semble être plutôt une poussée inquiète qui ne peut pas trouver dans sa recherche d'apaisement, de délivrance, d'autre satisfaction que celle de l'engourdissement et de l'ivresse ». Et Worringer finit par le qualifier d'« hystérie sublime ».[...]
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Écrit par
- Marie-José MONDZAIN-BAUDINET : attachée de recherche au C.N.R.S.
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