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FAULKNER WILLIAM (1897-1962)

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L'œuvre de Faulkner, qu'on associe généralement, quoiqu'elle n'y soit pas réductible, à son comté mythique du Yoknapatawpha, est peut-être de tous les monuments littéraires du xxe siècle l'un des plus forts et des plus originaux – tant par le nombre (quelque vingt-cinq romans et sept à huit douzaines de nouvelles) que par le sceau d'une vision profondément personnelle de l'expérience humaine.

De Sartoris aux Larrons, l'œuvre constitue une immense chronique des comportements humains dans leurs avatars les plus divers, les plus extrêmes et les plus violents : tantôt tragiques (Le Bruit et la fureur, Lumière d'août, Absalon ! Absalon !, Parabole), tantôt comiques (Tandis que j'agonise, et surtout Le Hameau, le meilleur livre d'humour américain depuis Mark Twain). Mais cette diversité, qui situe l'œuvre du côté des grands créateurs de mondes romanesques (Balzac, Dickens, Hardy), ne doit pas faire illusion : Faulkner est aussi un étonnant poète au langage intense, d'un livre à l'autre immédiatement reconnaissable, signe indiscutable d'une ambition : « Tout dire en une phrase. » En ce sens, il est proche de Flaubert, de Joyce, de Proust.

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Dans l'œuvre achevée, il y a donc la qualité d'un discours perpétuel sur le moi, sur le monde, sur leurs conflits – et sur le discours du moi et du monde : cette œuvre immédiate est aussi réflexive. Si le discours est verbal, c'est qu'il ne peut être gestuel : chez Faulkner, le verbe est porté à sa plus haute puissance dans un effort tendant à faire « sursignifier » le langage. L'impression est d'une écriture totale, à la fois enivrante et engouffrante, où toute notion du réel (le Sud) s'abolit au profit d'une fiction onirique (le Sud faulknérien) aussi contraignante qu'un grand mythe.

Mais l'œuvre-action de Faulkner est constituée d'œuvres indépendantes, construites de façon autonome malgré les nombreux passages et les personnages qui y circulent, telle Temple Drake de Sanctuaire à Requiem pour une nonne. On aurait tort de songer à un vaste édifice érigé pierre à pierre et à dessein. Il s'agit plutôt d'une série de plongées verticales, plus ou moins profondes, vers les racines de toute expérience. Or, chaque plongée prend sa forme propre et celle-ci signifie autant que le discours. Inlassable expérimentateur, Faulkner n'a jamais démissionné de son métier d'artiste : c'est le principal témoignage que l'œuvre porte au-delà des contenus particuliers des romans.

Et c'est dans la somme de ses quelque douze cents personnages, de son prodigieux bestiaire et de son étonnante nature que s'établit la responsabilité de Faulkner, laquelle renvoie en dernière analyse à son écriture. Celle-ci, véritable création, laisse loin derrière elle le « réalisme » ainsi que la « morale » et la « psychologie » traditionnelles, pour ouvrir la voie à cet art à la fois moderne et ancien qu'on peut dire anthropologique.

Les cheminements de la création

William Faulkner - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

William Faulkner

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Qui fut Faulkner ? À cette question, qui hante l'esprit de ses lecteurs depuis que Sartre la posa, en février 1938, il faut, même après la publication de l'énorme biographie de l'écrivain par J. Blotner, substituer la seule interrogation pour le moment pertinente et utile : qu'a fait Faulkner ?

La vérité de Faulkner est dans ses manuscrits. La proposition peut paraître facile, mais elle ne l'est pas, car, en s'y ralliant, on admet ipso facto que la critique de son œuvre, pourtant devenue pléthorique (plusieurs centaines de livres et plusieurs milliers d'articles), ne fait encore que balbutier. Qu'on pense au temps qu'il a fallu, depuis sa redécouverte en 1921, pour qu'on commence à connaître Melville.

Les cheminements de la « création » de Faulkner, dans laquelle il a engagé toute sa liberté, sont ceux d'une conquête dont les finalités successives se révélèrent à lui seulement peu à peu, en mouvement, et qui tire sa motivation initiale d'une frustration telle que l'activité littéraire apparaît, plus clairement chez lui que chez tout autre, comme une fabuleuse compensation.

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William Faulkner est né à l'imaginaire vers 1919, dans la douloureuse lenteur d'une révélation bouleversante pour un jeune homme nourri d'idéalisme, l'échec sur tous les plans où il avait rêvé un accomplissement : l'action, l'amour, la gloire. Pendant les dix années qui suivirent, il ne fit guère autre chose qu'essayer, comme des costumes, des modes d'existence et de littérature. Il se changea en Faulkner (le nom signifie « fauconnier » : à plusieurs reprises, dans son œuvre, il utilise l'oiseau de proie comme image du moi idéal). Il se regarda prendre des poses et se figer lui-même dans des écrits (partiellement inédits) qui sont vraiment des écrits de jeunesse, on pourrait presque dire de puberté littéraire. On peut y ranger à peu près toute sa poésie, ses deux premiers romans, Monnaie de singe (Soldiers' Pay, 1926) et Moustiques (Mosquitoes, 1927 – sauf l'épisode de la fugue dans les marais) et tout ce qui, dans les autres, relève encore d'un climat « fin de siècle ».

Mais Faulkner, un temps nommé le vicomte Vaurien, se mit à utiliser l'imaginaire pour penser le rêve enfui de son prestige. C'est ainsi qu'il retrouva une figure qui fut une clé des songes : celle de l'arrière-grand-père, le prestigieux Colonel. Mais, pas plus qu'imaginaire n'est littérature, fascination n'est religion. On ne saurait parler de culte. Il n'en est pas moins certain que le bouleversement du temps dans le roman, une des causes de la célébrité de Faulkner, a son origine dans le fait que présent et passé cohabitèrent dans un seul vécu d'autant plus organique qu'il était soumis à la tyrannie de l'imaginaire.

Cependant, Faulkner, vers 1926, entrait en littérature. Il lut beaucoup. Il observa, à Oxford, les gens qu'il allait faire siens. Et puis, à la question : Qu'est-il arrivé à Faulkner entre Moustiques et Le Bruit et la fureur ? son mentor, Phil Stone, fit la meilleure réponse : « Il écrivait tout le temps. » Sartoris, ou plutôt Étendards dans la poussière (Faulkner paya un ami cinquante dollars pour réduire ce livre d'un cinquième environ, aux dimensions exigées par l'éditeur), c'est Faulkner découvrant tout le parti à tirer d'un parallélisme entre les lendemains de la guerre de Sécession et ceux de la Première Guerre mondiale. Les premiers avaient marqué la fin de l'innocence du Sud ; les seconds consacrent objectivement « la fin de l'innocence américaine ». Le titre original de l'œuvre n'implique donc pas seulement un passé collectif, mais une conscience individuelle qui ne se voit pas d'avenir. En outre, il y a déjà dans ce livre la polarité d'un monde peuplé de Sartoris et de Snopes (ou : vivre avec ou sans code de l'honneur). L'œuvre intégrale surprend par la richesse des promesses qu'elle recèle. C'est la matrice des romans à venir.

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Sartoris paraît en janvier 1929. La même année, celle du krach de Wall Street, c'est aussi, pour Faulkner, Le Bruit et la fureur(octobre), son mariage avec une amie d'enfance divorcée et mère de deux enfants, et, bientôt, l'acquisition de Rowan Oak, la belle demeure sudiste bâtie sur un terrain acheté aux Indiens en 1836, et qu'il faudra beaucoup de séjours à Hollywood pour restaurer. Avec Le Bruit et la fureur, Faulkner ferme la porte au monde extérieur pour oser enfin la brusque plongée en lui-même, dans l'espace et le temps de sa conscience. L'intériorité du roman en fait la puissance et la difficulté, véritable descente dans l'enfer du moi où se conjuguent pour la première fois, dans la longue plainte de Quentin, les interdits et les désirs inavoués, les désillusions et les refus. C'est une œuvre d'une sincérité poignante, la confession d'un idéaliste meurtri qui dramatise en un suicide son impossible projet. Mais Faulkner, puisqu'il choisit alors de surmonter, après l'errance, le désespoir, a tout appris de ces années fécondes.

D'abord, il a réglé son compte à la tentation esthétique, laquelle, sans attaquer son « innocence », perpétuait et la fuite et l'impasse ; et, en l'exorcisant par la création, il a aboli l'hiatus intolérable où résonnait le discours imaginaire du moi réel sur un moi idéal exalté. Il a fait, aussi, l'expérience du plaisir de l'écrivain majeur : après Le Bruit et la fureur, il peut tout faire. (Ulysse, qui est aussi un règlement de comptes, mais démesuré, a dû jouer le même rôle pour Joyce.) Faulkner, en 1929, sait l'essentiel : Le Bruit et la fureur l'a initié à la signification des structures et à la responsabilité qu'y prend l'auteur. Ainsi la partie où Dilsey, héroïne et non narratrice, évolue comme de tout temps, n'est pas par hasard la dernière (cependant, le fameux commentaire sur les Noirs, « They Endured... », ne fut écrit que quinze ans plus tard, cinq ans avant l'attribution du prix Nobel en 1949).

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Écrit par

  • : agrégé, docteur ès lettres, professeur de littérature américaine à l'Institut d'anglais Charles-V de l'université de Paris-VII

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Média

William Faulkner - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

William Faulkner

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  • FAULKNER (W.) - (repères chronologiques)

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    25 septembre 1897 Naissance de William Cuthbert Falkner à New-Albany, Mississippi.

    1914-1918 Première Guerre mondiale.

    1918 Après avoir tenté de s'engager dans l'aviation et essuyé un premier refus, tente une seconde fois sa chance. Pour cela, il modifie l'orthographe de son nom et devient « Faulkner...

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    • 937 mots

    William Faulkner (1897-1962) commença Tandis que j'agonise en octobre 1929, alors que Le Bruit et la fureur venait juste de paraître. Lorsqu'on l'interrogeait sur ce roman, il répondait invariablement que c'était un « tour de force » et prétendait l'avoir écrit en six semaines, sans la moindre...

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    Comme Sartoris (1929), Le Bruit et la fureur (1929) se déroule à Jefferson, chef-lieu du Yoknapatawpha County, le comté imaginaire du Mississippi où William Faulkner (1897-1962) a situé l'action de la plupart de ses romans. Après les Sartoris, il met en scène les Compson, une de ces familles...

  • CRÉATION LITTÉRAIRE

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