Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SHAKESPEARE WILLIAM (1564-1616)

La langue et les images

Il n'est guère possible au lecteur étranger qui doit lire ou écouter les pièces dans une langue qui est la sienne de se faire une idée correcte de l'expressivité du texte. Il n'y a pas d'amour heureux entre deux langues, puisqu'il n'y a pas de bonne traduction. La fidélité n'y suffit pas, il y faudrait la grâce que l'anglais de Shakespeare accorde rarement à son traducteur.

Cette langue, d'abord, est d'une richesse inouïe. Seul Victor Hugo chez nous pourrait rivaliser avec cette opulence. Shakespeare drague près de quinze mille mots dans ses filets. Il les puise dans tous les domaines linguistiques : fonds commun hérité de la prose latine et du parler populaire, dialectes ruraux et provinciaux, jargon des métiers, de l'art militaire, de la navigation, de la jurisprudence, des théologiens, préciosités des courtisans et des poètes, truculences de la pègre, vocabulaire des sciences exactes ou inexactes de son temps, astronomie, médecine, alchimie, botanique, que sais-je ? locutions étrangères – il y a même une scène entière en français ! Chaque personnage parle, suivant sa condition, un langage réaliste ou stylisé, et qui, même s'il est hautement formalisé, garde le ton, l'allure, le timbre du langage parlé, the spokenword. C'est là un des traits essentiels : le naturel de la communication.

Ajoutez que le mot s'enrichit mainte fois d'un sens second, qui en multiplie la portée. Le signifiant, comme diraient nos linguistes, porte plusieurs signifiés. C'est du jeu de mots qu'il s'agit, du calembour, du « double-entendre », implicite ou ironique, punning, souvent obscène, même dans les plus grandes tragédies. Punningest plus qu'un jeu, c'est une force secrète enclose dans le mot, qui capte l'attention, irradie de la poésie et transcende le terre-à-terre. Et les mots qu'il invente ! Ce qui oblige le lecteur, évidemment, à apprendre à lire.

Et puis, il y a les images, la poétisation de l'univers. Il semble que Shakespeare ne puisse parler sans images. Et c'est peut-être dans sa manipulation des images que se marque le progrès de son expérience d'écrivain. Au début, ce sont des images de qualité, d'apparat, destinées moins à visualiser l'objet qu'à lui donner le prestige de l'éclat poétique – souvent des clichés, mais pas encore démonétisés. Puis l'image se fait plus personnelle, elle vise à la précision, au pittoresque, à la sensualité. Enfin, elle n'est plus plaquée sur l'objet, elle saute par-dessus, ou elle l'absorbe : elle devient métaphore, c'est-à-dire elle transpose, elle métamorphose, elle devient la force active, la vie même de la langue. Ainsi la poésie ne fait plus qu'un avec le drame, les idées-métaphores vous assaillent de toutes parts, c'est l'expérience même du poète qui vous atteint.

La même évolution se remarque dans la rhétorique, dans la syntaxe, dans le vers. Simple, directe et analytique, la phrase se complique, se diversifie et se condense à la fois en une syntaxe qui avoisine celle des langues synthétiques ; et, de la même façon, le vers, raide, mécanique au départ, s'assouplit, se rompt au rythme de la pensée, épouse toutes les nuances de l'émotion. Il se rapproche ainsi de la langue parlée, il procède tout d'une haleine par paragraphes entiers, et se fait presque méconnaissable tant ses temps forts et faibles sont bien distribués sur la ligne mélodique intérieure du locuteur.

— Henri FLUCHÈRE

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence

Classification

Médias

William Shakespeare - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

William Shakespeare

Shakespeare : œuvres - crédits : Encyclopædia Universalis France

Shakespeare : œuvres

<em>Richard III </em>de W. Shakespeare, mise en scène de Rupert Goold - crédits : Robbie Jack/ Corbis/ Getty Images

Richard III de W. Shakespeare, mise en scène de Rupert Goold

Autres références

  • OTHELLO, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 330 mots
    • 1 média

    Jouée pour la première fois sans doute en 1604 et publiée en 1622, cette tragédie de William Shakespeare (1564-1616) emprunte les éléments principaux de son intrigue à une nouvelle italienne du xvie siècle parue à Venise en 1565. Il semble impossible de déterminer si le dramaturge anglais...

  • LE CONTE D'HIVER, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 247 mots

    Le Conte d'hiver, qui compte parmi les quatre dernières pièces de William Shakespeare (1564-1616), appartient au genre hybride des « romances », ou tragi-comédies romanesques, au même titre que La Tempête. Joué en 1611, il est publié pour la première fois en 1623 dans les œuvres complètes...

  • CORIOLAN (mise en scène C. Schiaretti)

    • Écrit par
    • 1 175 mots

    Il y un côté « hussard noir » du théâtre chez Christian Schiaretti. Successeur depuis 2002 de Roger Planchon à la tête du T.N.P. à Villeurbanne, après avoir été dix ans directeur du Centre dramatique national de Reims, il ne cesse d'y défendre un théâtre ancré dans le politique et dans l'Histoire,...

  • HAMLET (mise en scène P. Brook)

    • Écrit par
    • 1 071 mots

    « Qui est là ? ». C'est la première réplique d'Hamlet. C'était aussi le titre du travail de recherche présenté, il y a trois ans, par Peter Brook. « Qui est là », sur cette scène ? Et qu'est-ce qui est là ? Du théâtre, des corps, un corps en mouvement surtout, des mots proférés,...

  • HAMLET, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 101 mots
    • 1 média

    La Tragique histoire d'Hamlet, prince du Danemark (représentée en 1601 et en 1603) est probablement la tragédie de William Shakespeare (1564-1616) qui a fait couler le plus d'encre, tant est grand le pouvoir de fascination de son héros. C'est une pièce complexe, foisonnante, qui s'inscrit...

  • MACBETH (mise en scène A. Mnouchkine)

    • Écrit par
    • 1 070 mots

    Le 29 mai 1964, Ariane Mnouchkine et une dizaine de comédiens et techniciens issus de l'Association théâtrale des étudiants de Paris fondaient le Théâtre du Soleil, société coopérative ouvrière de production. Quatre ans plus tard, ils investissaient la Cartoucherie de Vincennes, transformant...

  • LA TEMPÊTE, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 065 mots

    Comptant parmi les dernières pièces de William Shakespeare (1564-1616), La Tempête, qui fut jouée pour la première fois en 1611, est une tragi-comédie romanesque, comme Pericles (1609) ou Le Conte d'hiver (1623). Ce genre dramatique est caractérisé par un dénouement heureux succédant...

  • LA NUIT DES ROIS, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 107 mots
    • 1 média

    Cette comédie majeure de William Shakespeare (1564-1616), publiée pour la première fois en 1623, fut sans doute écrite pour être jouée à l'Épiphanie de 1601. Moment où le temps païen reprend le pas sur le temps chrétien, la « Douzième Nuit », pour reprendre le titre original de la pièce (...

  • RICHARD III, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 039 mots
    • 4 médias

    Le drame historique intitulé La Tragédie du roi Richard III (publiée pour la première fois en 1597) est le dernier volet de la première tétralogie shakespearienne (comprenant les trois parties d'Henry VI), fresque historique qui retrace les luttes fratricides de la guerre des Deux-Roses...

  • LE ROI LEAR, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 046 mots
    • 2 médias

    Publié pour la première fois en 1608, Le Roi Lear, dont Victor Hugo admirait la « construction inouïe », est l'une des grandes tragédies de la maturité de William Shakespeare (1564-1616), l'une des plus intensément émouvantes aussi. Inspirée entre autres du chroniqueur médiéval Holinshed, mais...

  • ROMÉO ET JULIETTE, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 905 mots
    • 1 média

    Pièce mythique, Roméo et Juliette, composée vers 1595 et publiée en 1597, est sans doute la tragédie la plus bouleversante de William Shakespeare (1564-1616). À partir de sources préexistantes (Masuccio de Salerne, Luigi Da Porto, Bandello), le dramaturge fait des jeunes amants tragiques le...

  • LE SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 995 mots

    Cette comédie de William Shakespeare (1564-1616), représentée pour la première fois vers 1595-1596 (première édition en 1600), fut probablement écrite à l'occasion d'un mariage aristocratique, d'où son aspect d'épithalame (pièce lyrique composée à l'occasion d'un mariage). En effet, ...

  • SONNETS, William Shakespeare - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 341 mots

    Les Sonnetsde William Shakespeare (1564-1616) ont été publiés en 1609 par le libraire-éditeur Thomas Thorpe, sans doute sans l'autorisation de l'auteur. Il est probable, cependant que, comme presque toute poésie lyrique de cette période, ils aient connu auparavant une circulation manuscrite au sein...

  • TITUS ANDRONICUS (mise en scène L. Hemleb)

    • Écrit par
    • 1 043 mots

    Depuis le xviiie siècle et Samuel Johnson, qui pensait que le grand Shakespeare ne pouvait s'être rendu coupable de cette tragédie vraiment trop sanglante, l'aversion pour La Très Lamentable Histoire de Titus Andronicus a longtemps marqué la critique. T. S. Eliot jugeait « Titus...

  • ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature

    • Écrit par , , , , , et
    • 28 170 mots
    • 30 médias
    ...Sénèque à la splendeur d'une floraison qui n'a pas d'égal en dehors de la Grèce antique, si diverses que soient les inspirations de Marlowe, Chapman, Messinger, Webster et Ford, on ne peut célébrer quelque vertu de l'un d'entre eux sans qu'elle ne se retrouve accrue et plus brillante chezShakespeare.
  • BLACKFRIARS THÉÂTRE DES

    • Écrit par
    • 368 mots

    Le nom de Blackfriars désigne en fait à Londres deux théâtres distincts, dont le second est resté célèbre pour avoir abrité durant la saison d'hiver (après 1608) les King's Men, la troupe dont faisait partie Shakespeare comme dramaturge attitré mais aussi comme acteur.

    Le nom de...

  • BRANAGH KENNETH (1960- )

    • Écrit par
    • 491 mots

    Comédien, réalisateur et scénariste britannique, né le 10 décembre 1960 à Belfast, en Irlande du Nord.

    À 9 ans, Kenneth Charles Branagh quitte l'Irlande du Nord avec sa famille pour s'installer à Londres. Enfant, il joue dans des pièces montées par son école. En 1981, il sort diplômé de la Royal...

  • BROOK PETER (1925-2022)

    • Écrit par
    • 2 583 mots
    • 6 médias
    Après quelques spectacles remarqués, le directeur du nouveau festival Shakespeare convie Peter Brook à Stratford où il monte Peines d’amour perdues (1945-1946), affichant déjà son intérêt pour les œuvres dites « secondaires » du grand dramaturge, rarement jouées à l’époque. Il se libère de l’autorité...
  • Afficher les 38 références