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GOMBROWICZ WITOLD (1904-1969)

Si aujourd'hui c'est un lieu commun de dire que l'homme contemporain n'agit plus, mais est agi, qu'il ne parle plus, mais est parlé, ce ne l'était pas quand Gombrowicz écrivait en 1937 dans Ferdydurke : « Nous commencerons bientôt à avoir peur de nos personnes et personnalités parce que nous saurons qu'elles ne nous appartiennent pas totalement. Et au lieu de vociférer et de rugir : « Je crois ceci, je sens cela, je suis ainsi, je défends ceci », nous dirons plus humblement : « Au travers de moi on croit, on sent, on fait, on pense, on produit. » Dans le même ouvrage, l'écrivain polonais formule une perspective bien proche des revendications de la « nouvelle vague » révolutionnaire des années 1968.

Foncièrement pessimiste, il pourra paraître sans doute réactionnaire à ceux qui rêvent de changer le monde. Mais c'est un pessimisme salubre, réconfortant, qui permet d'espérer qu'un jour l'homme, plutôt que de « changer », choisira de se reconnaître « cousu d'enfant ».

Maturité et immaturité

De la Pologne où il naquit à Małoszyce jusqu'à sa mort à Vence en France, la vie et l'œuvre de Gombrowicz furent consacrées au conflit universel (qui chez lui prend un caractère obsessionnel) entre la maturité et l'immaturité, ou plutôt entre ce qui, à l'intérieur de l'homme, cherche à atteindre l'état adulte, et ce qui refuse cet état, s'en défend. Gombrowicz désire s'exprimer d'une façon assez courageuse et assez puissante pour imposer aux autres la « forme » qu'il aura donnée – à travers son œuvre même – à sa situation humaine particulière, tout en sauvegardant sa propre « immaturité ». La difficulté de ce projet est évidente : dans les catégories gombrowicziennes, l'« immaturité » s'oppose, chez l'homme, à la forme ; seul ce qui est « mûr » se prête à l'extériorisation. Or, dans notre réalité intérieure, privée, nous sommes l'immaturité. De là une alternance de motifs dans ce conflit central entre la maturité et l'immaturité, entre la forme et l'indétermination. « En un sens, dit Gombrowicz, l'homme se veut parfait ; il se veut Dieu. En l'autre il se veut jeune, il se veut imparfait ! »

Peut-être pourrait-on définir ainsi l'ambition de Gombrowicz : l'immaturité, lorsqu'elle s'exprime, est d'habitude compromettante, car elle arbore un masque et singe la maturité ; pourquoi ne pas renverser cette relation et mettre un esprit mûr, une forme exigeante, un art parfait au service de l'immaturité ? Ainsi, il n'y a qu'une contradiction apparente si d'une part Gombrowicz écrit : « Aucune pression historique ne saura tirer des paroles importantes d'hommes fixés dans l'immaturité », et s'il tend, d'autre part, à couler en bronze sa propre immaturité, fixer son indécision, ériger son indétermination en oracle.

Une telle entreprise – prendre une entière conscience de soi-même, en revendiquer la responsabilité, tirer les conséquences ultimes de ce qu'on a choisi d'être – nous est familière. Jean Genet a utilisé une méthode semblable pour faire reconnaître le pédéraste, le voleur, le traître. Mais d'ordinaire, nous avons affaire à une sacralisation de passions extrêmes, à une forme de mythologie noire. L'entreprise de Gombrowicz est nouvelle en ce sens qu'il voudrait conduire jusqu'au paroxysme des traits en eux-mêmes contraires au paroxysme : « Il n'y a guère de position psychique, écrit-il, qui, conséquente et poussée à l'extrême, ne commanderait le respect. La force peut exister dans la faiblesse, la sécurité dans l'indécision, la cohérence dans l'inconséquence, et aussi la grandeur dans la médiocrité ; la lâcheté peut être courageuse, la mollesse tranchante comme de l'acier, une fuite agressive.[...]

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Écrit par

  • : master of arts, University of St Andrews, Écosse, écrivain et critique, chargé de mission à l'Institut national de l'audiovisuel

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