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YGGDRASILL

C'est sans doute la création la plus saisissante du monde mythologique germano-nordique : le grand frêne (ou if ?) Yggdrasill, éternellement vert, embrasse, de ses racines à sa cime, tous les mondes créés, qu'il supporte et tient en vie. Image superbe, principe unificateur et distributeur, il tient sa force de suggestion avant tout de son caractère d'« idéogramme de la mythologie scandinave » (M. Éliade).

Il est, en effet, l'axis mundi qui en même temps répète et symbolise l'univers, avec ses trois racines qui plongent, respectivement, dans les sources d'Urðr, de Mímir et de Hvergelmir, dans le monde des géants et aux enfers. Une activité désordonnée, une énergie débordante l'animent : serpents, dragon, cervidés, aigle, faucon, écureuil parcourent sans trêve ses immenses rameaux. Peut-être est-il la projection dans l'idéal de cet arbre sacré qui, selon Adam de Brême ou Widukind, avoisinait le temple, ou encore de cet arbre tutélaire (suédois vårdträd, norvégien tuntre) qui ombrait de sa frondaison le pré clos de toute ferme nordique. Peut-être, dans une perspective chamaniste, préfigure-t-il le poteau central de la yourte qu'escalade le chaman pour investir le monde des esprits. Il supporte un ensemble d'images et de mythes qui, s'ils recouvrent au moins une idée profonde (l'Arbre de Vie), ne permettent pas de dégager une ligne d'interprétation assurée.

Mais il exprime, à n'en pas douter, l'essence même, l'esprit de la religion nordique ancienne, car il est simultanément source de toute vie, de tout savoir et de tout destin. Et davantage : si, comme il est permis de le penser, le Destin, selon l'idée originale qu'ils s'en faisaient en tout cas, est le seul vrai dieu des Germano-Nordiques, Yggdrasill est l'incarnation puissamment suggestive de tout ce complexe mental. Car il est plus grand que les dieux, dont il englobe le domaine, plus fort que la mort, dont il abrite aussi les royaumes : il est ce dynamisme, cette force d'ordre que révérait par-dessus tout la Germania.

Source de vie, il naît de Hvergelmir, la vaste mer primordiale et nourricière dont sortent aussi tous les fleuves. Après le Ragnarök survivra le seul couple qui se soit réfugié à son ombre : Líf (Vie) et Lífprasir (Vivace). Source de tout savoir, il protège la source de Mímir, où Óðinn a mis son œil en gage de détention du savoir suprême. C'est pendu à l'une de ses branches qu'Óðinn a acquis la science ésotérique des runes. Mímir (Mémoire) et Urðr (Avenir) résument sa capacité de connaissance atemporelle. Source de tout destin, il accueille les trois Nornes, les Parques du Nord, et c'est à son pied que s'assemblent régulièrement les dieux pour fixer le sort du monde.

Il est curieux de constater qu'il correspond assez bien à l'image, également énigmatique, du dieu — presque un deus otiosusHeimdallr, dont le nom peut signifier « soutien du monde » et qui lui aussi veille, dans une perspective eschatologique claire, à la perpétuation de l'ordre universel.

Arbre cosmique, arbre de vie, arbre de la science du bien et du mal, Yggdrasill a quelque chose d'obscur et de primitif, en même temps que de fondamental et d'archétypique. Quand il s'effondrera, tout périra. Si le monde divin est bien la projection dans l'absolu des rêves et des passions des hommes, il serait difficile de trouver plus éloquente expression d'une Weltanschauung où la rudesse du climat et du sol, les rigueurs de l'existence même se trouvent niées par ces arbres splendides de Suède ou de Norvège, animés d'une vie intense défiant la cruauté des longs hivers.

— Régis BOYER

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Écrit par

  • : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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