BONNEFOY YVES (1923-2016)
La « poésie » contre « l'art »
Les quatre premiers livres désignent les points cardinaux de la quête du « lieu et de la formule ». Celle-ci passe, dans Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953), par l'épreuve de la mort qui, sous le signe de Baudelaire, est dépositaire du « sens ». Le corps en crise attend du démembrement un salut inséparable de la jouissance née d'une destruction de la forme. Mais le poète, pris entre le choix d'une filiation baudelairienne et l'abjuration de la paternité de Valéry (L'Improbable, 1959), fasciné par le platonisme, luttant contre un abandon au bonheur du nombre et de la forme, trouve difficilement la voie vers cette immédiateté physique, cette évidence élémentaire, substantielle, transcendante qu'il nomme « présence ». Aussi ce premier livre est-il écartelé entre les extrêmes : exaltation (euphorie du « sang ») et souffrance (hantise du mutisme). Dans Hier régnant désert (1958), la quête prend la forme de l'épreuve du temps et passe par la formulation majeure d'un art poétique de la « finitude » et de l'« imperfection », pierre angulaire de toute l'œuvre. Une couleur (le gris), un visage de femme (Veneranda) et une voix (Kathleen Ferrier) orientent l'écriture vers une « terre d'aube », également dévoilée à la faveur de la médiation du mythe arthurien, métaphore de la quête du temps et du « sens ». Mais, dans ce recueil, le poète ne dépasse pas l'hésitation entre le rêve d'un modèle transcendant et l'acceptation du réel : il demeure aux prises avec une ambiguïté qui le fait osciller entre salut et perte, « rivage » et « mort ».
Pierre écrite (1965), épreuve de l'autre, est le livre de la poétique de l'amour. Après les recueils en noir et blanc (Douve) et en gris (Hier régnant désert), Pierre écrite est l'œuvre au rouge, tournée vers davantage de plénitude. Mais la conscience poétique, toujours insatisfaite, se heurte cette fois à la problématique du « rêve » : adhésion au « rêve », qui est l'essence intemporelle de la poésie, mais critique aussitôt de ce « rêve », dans lequel la modernité ne saurait se complaire sans méconnaître le manque qui lui est constitutif. La transgression positive, présente déjà à la fin de Pierre écrite, sera confirmée par Dans le leurre du seuil (1975) et approfondie par les essais rassemblés dans Le Nuage rouge (1977), et notamment la grande étude « Baudelaire contre Rubens ». Désormais le critère de valeur de l'œuvre est l'aptitude au don de soi. Le mythe de la nativité et la figure de l'enfant, inspirée du « Moïse sauvé des eaux » de Poussin et du Conte d'hiver de Shakespeare, portent l'espoir d'une élucidation du monde par « Dieu qui n'est pas, mais qui sauve le don ». Mais la promesse de la « présence » coïncide avec son retrait, comme le titre Dans le leurre du seuil suffit à l'indiquer. La poésie de Bonnefoy, qui a éprouvé toutes les possibles demeures de l'être (l'exil, le « lieu des morts », le « vrai lieu ») consent à l'entre-deux : lieu de la coexistence de l'union et de la désunion, de l'angoisse et de l'espoir, seul dépositaire d'une « vérité de parole » toujours instable et « inachevable ».
Ces quatre premiers livres affirment de plus en plus nettement une conception de la « poésie » opposée à l'« art ». En voici l'enjeu : « l'art » est solidaire d'une ontologie de la forme. La « poésie » se voudrait une ontologie de la « présence ». L'« art » est désir d'une production d'un objet verbal autosuffisant, fondé sur l'exacerbation des dérives du signifiant et des figures. La « poésie », elle, excède les signes. Elle est l'acte par lequel celui qui écrit sort du texte. Elle affirme que ce qui vaut[...]
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Écrit par
- Michèle FINCK : professeur de littérature comparée à l'université de Strasbourg
Classification
Média
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