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KLEIN YVES (1928-1962)

Du bleu à l'immatériel

Au cours d'un débat avec le public organisé dans la galerie Allendy, Klein comprit que le public reconstituait une « polychromie décorative » à partir des monochromes de diverses couleurs accrochés aux cimaises. Afin d'imposer sa conception de la « couleur seule », l'artiste radicalisa son propos. Il saisit l'occasion qui lui était offerte par son exposition programmée à la galerie Apollinaire de Milan, en 1957, où il présenta onze tableaux de formats identiques. Tous peints avec le même bleu, de même texture, ils paraissaient interchangeables. Selon l'artiste, les amateurs attentifs surent néanmoins percevoir, au-delà des apparences, la singularité de chacune de ses « Propositions monochromes ». Ils auraient même accepté de payer des prix différents pour acquérir l'une ou l'autre de ces œuvres, que seule distinguait la qualité spécifique d'une « sensibilité picturale » invisible.

L'exposition milanaise devait suggérer à l'imagination de l'artiste une nouvelle voie : il était possible de se passer du tableau, du support physique de la « sensibilité picturale ». Klein était alors décidé à se lancer dans une « course vers l'immatériel bleu ». Cette réalité picturale invisible est au cœur d'une exposition qui engendra bien des malentendus (galerie Iris Clert, Paris, 1958). Entrée dans la légende sous un titre qui n'en facilite guère la compréhension, elle demeure l'une des manifestations phares de l'art du xxe siècle. Klein l'a tout d'abord nommée La Spécialisation de la sensibilité à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée, avant de se rallier à la dénomination qui lui fut spontanément donnée par la critique et le public : Exposition du vide.

La galerie, dont les murs avaient été repeints en blanc, paraissait absolument vide. Le dispositif global était cependant articulé en deux volets : à l'intérieur régnait la « sensibilité picturale immatérielle », mais à l'extérieur, des rappels de la monochromie avaient été ménagés. L'invitation fut affranchie avec un timbre bleu, évocation des tableaux monochromes que les amateurs d'art avaient pu voir quelques mois auparavant. La vitrine de la petite galerie était peinte en bleu. Le public devait entrer par le portail de l'immeuble, encadré d'une draperie – bleue, bien sûr. Inscrit dans le souvenir, réactivé par sa présence périphérique, le bleu était aussi incorporé : avant qu'ils ne pénètrent à l'intérieur de la galerie, les visiteurs étaient invités à ingérer un cocktail bleu (gin, cointreau et bleu de méthylène). Cette communion préparatoire avec la couleur emblématique de l'artiste, lui-même incarnation de la monochromie, constituait le dernier jalon du parcours propédeutique mis en place. Klein le dit sans aucune ambiguïté : « Ainsi, le bleu tangible et visible sera dehors, à l'extérieur, dans la rue, et, à l'intérieur, ce sera l'immatérialisation du Bleu. » La galerie, habitée par un « état pictural invisible mais présent », n'était donc nullement « vide », en dépit des apparences.

L'artiste s'appuie sur la mémoire du tableau, « cendre » de son art, pour promouvoir des constructions spéculatives qui articulent dans un geste poétique le visible, le bleu, à la périphérie, et l'invisible présence de son rayonnement, accessible aux seuls yeux de l'esprit. Le mode d'existence des œuvres invisibles requiert une saisie indirecte. Elle est rendue possible par un système de désignations : lieux d'inscription, images de l'absence, déclarations et textes qui manifestent l'existence du geste et de la pensée qui le sous-tend. Après le succès de son exposition « du vide », Klein conçut des cessions de [...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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