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KLEIN YVES (1928-1962)

Les « Anthropométries », le feu

La dématérialisation de l'œuvre d'art accomplie avec Klein s'accompagne d'un volet complémentaire. Le recours à la « chair » – terme employé à dessein par l'artiste – forme avec l'invisible un diptyque. Peu après la fermeture de son exposition « du vide », Klein présentait devant quelques personnes réunies chez l'un de ses amis, Robert Godet, une expérience : le 5 juin 1958, une jeune femme, le corps nu enduit de peinture, réalisait un monochrome bleu par des mouvements de reptation accomplis sur une grande feuille de papier posée à même le sol.

Le 23 février 1960, Klein conviait Pierre Restany dans son atelier pour assister à une nouvelle utilisation du corps. Il ne s'agissait plus de ramper sur le support, mais d'y déposer une trace identifiable. Un modèle dont le buste, le ventre, les cuisses étaient badigeonnés de peinture bleue appuya son corps à plusieurs reprises sur des papiers disposés sur le sol ou agrafés au mur, y laissant l'empreinte bleue de son corps. Restany s'enthousiasma et, selon ses propres termes, s'écria : « Ce sont les anthropométries de l'époque bleue. » Elles ont l'immense avantage, par rapport au monochrome corporel uni de 1958, de donner à voir la trace pérenne d'un contact charnel.

Pour conférer un éclat public à cet usage de « pinceaux vivants », Klein organisa la soirée des Anthropométries de l'époque bleue. Elle se déroula devant une centaine d'invités réunis, le 9 mars 1960, à Galerie internationale d'art contemporain à Paris. L'artiste, en smoking, nœud papillon blanc et croix de Malte des chevaliers de l'ordre des Archers de Saint-Sébastien au cou, les mains protégées par des gants immaculés, dirigea les évolutions de trois modèles. Elles réalisèrent diverses Anthropométries, tandis qu'un petit groupe de musiciens interprétait la Symphonie monoton-silence. Cette composition, conçue quelques années auparavant par l'artiste, comporte deux parties, l'une sonore, l'autre, d'égale durée, silencieuse. Le son, continuum complexe sans aucune variation, évoque la monochromie, et la structure bipartite de l'œuvre rappelle l'articulation qui permet de comprendre le passage du bleu à son immatérialisation.

Klein fit breveter le procédé des Anthropométries auprès de l'I.N.P.I. (Institut national de la propriété industrielle). Il avait aussi déposé le modèle d'une « table en verre soutenue par des pieds de métal chromé ou nickelé ». Comme d'autres œuvres de l'artiste, cette table basse a fait l'objet d'une édition. Outre son piètement, elle est composée d'un parallélépipède en Plexiglas qui contient des pigments purs bleus ou roses, ou encore des feuilles d'or. En revanche, et contrairement à une légende persistante, Yves le Monochrome n'a pas fait breveter son bleu I.K.B. (International Klein Blue). Il adressa simplement à l'I.N.P.I. plusieurs enveloppes Soleau ; l'une d'elles contenait la formule de l'I.K.B. Ce procédé d'enregistrement permet au dépositaire de prendre date pour prouver, en cas de besoin, l'antériorité de son invention, mais, contrairement à un brevet, et ainsi que le précisent les services du ministère de l'Industrie, il ne « confère pas à son titulaire le droit de s'opposer à l'exploitation de sa création effectuée sans son consentement ». Cette menue distinction n'entache en rien la singularité du recours à la protection industrielle pour des œuvres d'art, démarche atypique, mais elle montre comment s'opère la mythologisation de la geste kleinienne.

Yves le Monochrome utilisait un rouleau pour peindre ses œuvres, afin, disait-il, de couper court à tout épanchement de la subjectivité[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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