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ZEN

Śūnyatā et tathatā

Dans la prolixité de l'immense et fastueuse fable qui sert de substrat imaginaire aux développements doctrinaux du bouddhisme, le Mahāyāna se distingue à première vue du bouddhisme réputé ancien par la prééminence et l'amplification données à certains concepts, et par l'absence du volontarisme qui marque de son sceau l'ensemble des religions indiennes.

Cela veut dire d'abord que, renonçant à la scolastique éperdue et pulvérisante du bouddhisme ancien, le Mahāyāna s'enfonce sans retour dans ce qui est le contraire d'une organisation systématique : il privilégie et contemple toujours plus extensivement quelques notions qui rendent les autres futiles. Ce qui ne l'empêche pas de faire occasionnellement mention de celles-ci, de les appeler en appoint dans les argumentations et les joutes dialectiques dont le bouddhisme, de Ceylan au Tibet, s'est repu des siècles durant en amateur insatiable. Nous passerons rapidement en revue deux de ces notions qui se révèlent indispensables à la compréhension du chan. Non que cette compréhension en découle. Elles lui sont nécessaires mais point suffisantes.

Cela veut dire ensuite, pour ce qui est de l'absence de volontarisme, que le Mahāyāna s'expose tout en insistant sur la débilité des moyens dont le discours dispose, et sans tenir pour admis qu'il doive emporter la conviction. Le Mahāyāna est monstratif plutôt que dogmatique ; il propose, sur le plan philosophique, des matériaux d'étude, presque des prétextes ; un peu l'équivalent de ce que sont aux philologues les leçons. L'école du Mādhyamika est à cet égard la plus représentative.

Préexistante dans la tradition bouddhique, la notion de śūnyatā occupe ici le premier rang. On a inlassablement répété – et avec raison – que, n'était l'accent mis sur elle, le Mahāyāna n'aurait pas de contenu vraiment propre. Comparable en cela à celui de dao en chinois, le sens du mot sanskrit śūnyatā ne saurait être ni cerné par une définition, ni visé de façon univoque. Admettons pour un instant la traduction de śūnyatā par « vide », en ajoutant que ce vide n'est pas le vide physique, qu'il n'est pas le vide de l'abstraction, qu'il n'est ni un no man's land ni un no mind's land, qu'il n'indique ni la négation de l'être ni la signification logique de la négation.

Ainsi dépouillé progressivement de tout ce qui pour nous se rattache au vocable « vide », śūnyatā semble littéralement, et sans jeu de mot, se vider de sens. Une telle approche par élimination successive des caractères définitoires qui pourraient subvenir à la compréhension de la notion semblera pour le moins curieuse. Allant plus loin, et fidèlement à l'esprit du Mahāyāna, on peut poser cette affirmation décisive : aucun caractère définitoire ne convient à l'explication du mot śūnyatā. User de ce mot serait donc, purement et simplement, dire que l'on ne dit rien ? Il en est bien ainsi, à une nuance près toutefois, et cette nuance est au cœur du sujet : dire que l'on ne dit rien, en d'autres termes que le mot proféré n'est pas, dans l'acte de communication, pourvu de référent, n'est pas la même chose que ne rien dire. Signifier l'inexplicable, l'indicible par un mot qui l'invoque au sein de l'acte de discours ne se confond pas avec le silence suspensif, d'absence ou d'oubli de l'acte.

Personne ne contestera la dualité ou l'ambiguïté du silence. Si nous acceptons que l'énoncé du mot « śūnyatā  » invoque le fond de silence sur lequel se déroulent les volutes du discours, et que ce fond, d'où sourd l'inéluctable spontanéité verbale, manque de sens parce que justement il le fonde, nous aurons jeté déjà une faible lueur sur l'appréhension[...]

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  • : fondateur d'Encyclopædia Universalis et directeur de la première édition

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