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ZEN

Bodhi

Les maîtres du chan récuseraient à coup sûr notre exposé de śūnyatā, pour le motif sans réplique que le langage se pare de sa seule insuffisance en un domaine qui le déborde de tout côté. Néanmoins la littérature abonde : non seulement les sūtra du groupe de la Mahāprajñāpāramitā dont le chan se recommande, mais davantage les enseignements, les traités, les commentaires et les morceaux consacrés à l'élucidation des points de doctrine par questions et réponses. De cette littérature, accessible pour une faible part, nous essayons de tirer ce qui devra être reçu pour simples indications. Le chan est une pratique, un mode de vivre ; on ne saurait que par abus prétendre à le décrire. Parler de la bodhi est une tentative vouée à l'enlisement. Le lecteur se résoudra sans regret à l'admettre pour peu que les linéaments ici dessinés le conduisent à s'interroger sur l'examen véritable : celui qu'il est en mesure d'exercer lui-même. Nul au demeurant – historien du bouddhisme ou adepte du chan – ne peut se vanter de produire sur le sujet quelque vue qui soit dénuée de ce que les expérimentateurs scientifiques appellent artefact.

La bodhi est aperception immédiate, non objectivante, de ce qu'invoque le couple śūnyatā-tathatā. Elle n'est donc pas jugement ; elle n'est pas même saisie de tel aspect de la réalité par l'entendement. Elle n'est pourtant ni fictive ni plus abstraite que l'acte de la vision, par exemple, laquelle n'est ni l'œil, ni la lumière, ni ce qui est vu, ni tout cela ensemble. Bodhi est le produit de l'esprit selon un certain point de vue, ou, mieux, elle se produit, elle est l'esprit lorsque l'esprit a renoncé à tout point de vue. Cette disposition ou état sans singularité correspond à ce que cherche à susciter la propédeutique du chan : le bodhicitta, l'esprit d'éveil. Des moyens (upāya) sont proposés à cet effet, mais qui ne sont que des moyens. Et leur succès est d'autant moins assuré que succès et insuccès n'ont aucun sens dans cette affaire. Tous les maîtres y ont fortement insisté : il n'y a rien à gagner, rien à trouver, rien à atteindre par la bodhi. À quoi ils ajoutent parfois, à l'intention de ceux que leurs chapelets de négations et de contre-négations n'ont pas découragés : qui connaît la bodhi n'a nul besoin de gain, de découverte ou d'atteinte. Cela n'est pas sans rappeler l'allégorie platonicienne de la caverne : des prisonniers rêvent de formes invisibles dont se projettent les ombres sur la muraille de leur antre, mais il n'est en leur pouvoir d'imaginer de ces ombres rien qui ne soit ombre encore. Hors de la caverne, des hommes vont et viennent, tout pareils aux prisonniers. Eux ne se voient pas désincarnés en ces taches sombres si étrangement mouvantes aux yeux des captifs. Ils ne s'étonnent point de leurs propres visages, blafards ou rubiconds, de la couleur de leurs vêtements, qui sont visages et vêtements, simplement, sous la clarté du jour.

La bodhi de même, dit-on, est étonnante, désirable et singulière pour qui la recherche, nullement cela pour qui sait la non-différence fondamentale entre l'ignorance et l'éveil.

On a vu plus haut que l'ignorance (avidyā), ou illusion, tenait à la croyance instauratrice d'un monde signifiant, d'un monde dans lequel l'homme monologue indéfiniment en prenant pour dialogue les demandes et les réponses qu'il se fait à lui-même. Mais cette ignorance – cette maladie existentielle – n'est pas radicale en l'homme ; ou elle ne l'est ni plus ni moins que la bodhi. Éveil et ignorance sont inséparables. Parlerait-on de bodhi sans avidyā ? Une attitude, un mode ou l'autre de l'homme : sans user de cette notion, dont ils n'ont pas besoin, les bouddhistes[...]

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  • : fondateur d'Encyclopædia Universalis et directeur de la première édition

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