ZEN
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Le regard et le miroir
Partant de la doctrine de l'anātman, le Mahāyāna et particulièrement le chan avertissent le bouddhiste : l'objectivation qu'il fait de lui-même est le principal ob-stacle à la bodhi ; autrement dit, l'erreur première tient à ce que précisément le préfixe latin ob annonce pour nous si bien : l'acte incessant de confondre le surgissement existentiel inaliénable avec la projection que l'on en fait dans le monde par une simulation de perception. Cette simulation, ou cette pseudo-perception, est si aisée, si entraînante, si coutumière qu'elle enténèbre tout à fait l'ordre logique en vertu duquel l'homme ne saurait se percevoir, ne pouvant être simultanément sujet et objet.
Par la projection objectivante que l'homme fait de lui-même (qu'il sécrète pour ainsi dire, en sécrétant du même coup le passé où subsiste cette somptuaire idole et en repoussant devant soi à la manière de Sisyphe la muraille invisible contre laquelle il fait, à l'inverse, rebondir son image et qu'il nomme avenir), il se prive d'exister, c'est-à-dire de goûter sans distance la saveur du présent sans épaisseur. En une feinte, empreinte de cette croyance ruineuse dont l'autre face est duḥkha (l'écart de la souffrance), il s'efforce et s'épuise à croire qu'il se voit tandis qu'il voit son corps, d'autres corps et le reste du monde. Il se maintient et se préserve, par représentation interposée, en une interminable dramaturgie qui est sans doute le rite même de l'idolâtrie. Mais ce ne sont là que l'attitude et le mouvement, car la vérité de cette idolâtrie est une immolation : l'objet-homme constitué de la sorte ne justifie tant de soins que pour s'offrir en proie, en victime – la seule à donner prise – à qui la suscite et la façonne en vue d'un envoûtement, simulé tout comme le simulacre auquel il s'adresse. C'est, au fond, d'un exorcisme de la mort par une perpétuelle mimique ou gestuelle de la mort qu'il s'agit ; la mort étant irrationnellement pressentie dans ce jeu de va-et-vient en tant que perte susceptible d'être éprouvée, de façon imminente, sur le mode objectif, par cela même qui serait perdu.
Notre complaisance dans la fascination narcissique dont le miroir nous fournit le support est l'exemple quotidiennement reproduit de ce mirage mort-résurrection auquel nous nous livrons grâce à la duplicité sujet-objet entretenue sans répit. Il n'est pas hors de propos de noter une double étrangeté de l'image au miroir, que nous négligeons d'ordinaire et justement dans le moment où nous nous contemplons : l'image de notre visage perçue « de l'autre côté », et symétriquement au plan réfléchissant, n'existe nulle part dans l'espace. L'optique la dit virtuelle ; c'est seulement sur notre rétine qu'elle se structure. À distance égale de celle qui nous sépare du miroir, mais dans un au-delà imaginaire que nous rétablissons en en deçà, nous voyons donc ce que nous savons n'y être pas. Nous regardons la projection d'une partie de notre corps et décidons que nous nous voyons. Un cillement, un trait qui bouge en portent témoignage : nous sommes là-bas et ici ; c'est bien nous-mêmes que nous sommes convaincus de saisir dans cette altérité toujours surprenante.
Seconde étrangeté – d'ordre purement géométrique comme la première – à laquelle nous ne prêtons pas attention, car elle n'est pas dénoncée par le moindre de nos mouvements au cours du spectacle : personne, en fait, n'a jamais vu son visage dans un miroir. Cette image à laquelle nous nous fions est notre énantiomorphe, différente de ce dont elle est le reflet comme la main droite de la gauche. La relation biunivoque de correspondance point par point entre l'original et l'image n'empêche qu'aucun procédé ne permet de les superposer ; et l'effet de symétrie auquel est due cette disparité insurmontable, nous l'éliminons pourtant sur le mode imaginaire en changeant d'espace, autrement dit : par un truquage inconscient de l'image dont nous distordons l'évidence en lui ôtant ce qu'elle a de différent, en la scrutant comme si elle était exactement fidèle – ce qu'elle est en tout, excepté en sa structure. Cette impossibilité physique, nous la transgressons à chaque regard jeté vers la surface mirifique dont la parfaite opacité semble curieusement s'évanouir pour laisser place sous nos yeux à une limpidité abstraite où se produit la rencontre de Narcisse avec cet Autre qui peuple ses songes. Transgression habituelle, transformation dirait un mathématicien, effectuée sans interrogation patente, mais peut-être point sans trouble.
Quelques poètes ont senti ce qu'il y a de périlleux dans le face-à-face au miroir, en vertu du risque couru à tout instant par le chasseur spéculaire de se dessaisir, par inadvertance, de son gibier favori. L'intéressant en pareille circonstance est justement le choc de cette inadvertance assez rare et la chute vertigineuse où s'engouffre la conscience dont les amarres et les repères, temporels et spatiaux, manquent tout à coup. Dans cette surface vaguement rosée, ce qui était tout à l'heure reconnu pour des yeux auxquels se heurtait le regard est subitement devenu puits insondable. Le jour s'est fait nuit, où l'on choit avec la certitude térébrante que, si l'enfoncement en ce qui n'a pas de nom se poursuit, le monde va définitivement basculer dans l'inconnaissable. Un effort pénible et irréfléchi, quasi immédiat, met fin à ce moment, à cette épreuve inexplicable. On revient. « Ce n'est rien, j'y suis, j'y suis toujours », disait Rimbaud. On y est de nouveau.
Nous renonçons vraisemblablement en de tels moments à habiter d'un côté et à nous chercher simultanément de l'autre ; nous ne nous savons plus d'un côté ou de l'autre, nous ne nous sentons plus situés. Notre objet projeté se perd, et le monde que nous lui assortissons d'ordinaire avec lui.
L'exemple du miroir, illustratif redisons-le, offre l'avantage d'un cas concret de disruption dans le processus continu d'objectivation incriminé par le chan. Il montre a contrario qu'en des moments – brefs ici, mais qui peuvent ne pas l'être et qui, d'ailleurs, sont psychologiquement sans mesure – nous sommes capables d'une déréliction non théâtrale. Par sa pratique, le chan mène à une déréliction désobjectivante, précédée ou non d'un traumatisme du moi, comparable à celle que fait parfois subir la plongée dans le miroir, mais dépourvue de vertige. « Laissez-vous couler comme une pierre dans une eau sans fond », recommandent les maîtres. Contre cette thèse de l'objectivation oblitérante, on arguera aisément : nous ne sommes pas toujours-à-nous-projeter-pour-nous-saisir ainsi que le prétendent le chan et les principales écoles mahâyânistes ; nous ne passons pas notre vie à nous mirer. Nous ne faisons au contraire que cela, répondent les textes ; nous le faisons avec le secours de tous nos sens, par tous les pores de notre peau : nous ne cessons de nous identifier nous-mêmes dans et par l'identification des objets de nos perceptions, que nous captons et enclosons en nous faisant ainsi exister au même titre qu'eux, en nous rendant justice comme objets-sujets par la justice que nous leur administrons.
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Écrit par
- Claude GRÉGORY : fondateur d'Encyclopædia Universalis et directeur de la première édition
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