ZHU TIANWEN ET ZHU TIANXIIN
Si la Chine a connu d’innombrables dynasties de lettrés, la lignée des Zhu [Chu] – qui, à travers le père, Xining [Hsi-ning], et ses deux filles T’ien-hsin et T’ien-wen, a donné à Taïwan trois de ses plus grands écrivains contemporains – demeure un cas exceptionnel. Issu d’une famille christianisée originaire du Shandong, Zhu Xining quitte le continent en 1949 avec l’armée du Guomindang dans laquelle il s’était enrôlé et s’installe à Taiwan. Il épouse là-bas une Taïwanaise de souche, Liu Musha [Liu Mu-cha], elle aussi écrivain et principalement traductrice de littérature japonaise, dont il aura trois filles. Tianwen et Tianxin, nées respectivement en 1956 et 1958, passent leur enfance et leur adolescence dans des « villages de garnison » réservés aux militaires nationalistes et à leurs familles. Ayant eu un temps pour mentor le lettré Hu Lancheng – personnage honni pour sa participation au gouvernement collaborationniste de Wang Jingwei, et à qui Zhu Xining, qui souhaitait écrire une biographie de son ancienne épouse, la célèbre romancière Eileen Chang (Zhang Ailing), avait offert l’hospitalité –, elles grandiront dans la vénération de la culture chinoise classique et dans le mythe de la reconquête du continent, entretenu par la propagande nationaliste.
En 1977, les deux sœurs fondent avec des amis la revue Sansan (Double trois), dont le titre fait référence à la fois aux « trois principes du peuple » édictés par Sun Yat-sen, base idéologique du régime nationaliste, et à la Sainte Trinité. Quand la revue disparaît, en 1981, une nouvelle époque s’est déjà ouverte dans l’histoire de Taïwan, marquée par l’essoufflement du formidable essor économique de la période antérieure, mais aussi par la fin du monopole du parti nationaliste et de son ambition de reconquête. Simultanément, on assiste aux progrès du discours de la taïwanité, qui tend à une marginalisation des descendants de continentaux. C’est dans ce contexte de crise identitaire que va se bâtir l’œuvre des deux sœurs, partagée entre nostalgie et volonté de s’approprier ce monde nouveau. Nourrie aux mêmes sources, l’écriture de chacune d’elles n’en est pas moins profondément originale.
Zhu Tianxin a fait du processus de remémoration un des leitmotivs de son œuvre. Ses textes, souvent écrits à la première personne – même si ce « je » ne la représente pas elle-même –, et qui font une large part aux détournements (« Je me souviens » ; « Breakfast at Tiffany’s » ; « Mort à Venise »), parviennent à susciter une profondeur temporelle dans le quotidien banal du Taipei moderne. Cette profondeur tient à la diversité des mémoires qui coexistent dans l’espace taïwanais : Zhu Tianxin est aussi un écrivain politique à la plume enlevée, moquant les illusions de l’époque de Tchang Kaï-chek dans sa nouvelle « À mes frères du village de garnison », et revendiquant la légitimité de sa mémoire de Taïwanaise fille de continental dans Gudu (Ancienne capitale, 1997), un mince roman dont le titre est emprunté au Kyoto de Kawabata.
Des deux sœurs, Zhu Tianwen est assurément celle chez qui se manifeste le plus fortement l’influence de Eileen Chang : son écriture imprégnée de mélancolie – la « désolation » chère à la romancière shanghaïenne –, mais d’une grande épaisseur concrète, plonge le lecteur dans un tissu d’impressions continu, dont la somptuosité lui a valu d’être qualifiée par un critique d’« alchimiste du langage ». Confrontés à la perte de leur passé ou à la platitude d’une vie urbaine exténuante, ses personnages flottent entre le bonheur et la douleur d’exister. On lui doit notamment les recueils Shijimo de huali (Splendeur fin de siècle, 1990) et Huayi qiansheng (Une fleur se souvient de son passé, 1996), ainsi que Huangren shouji (Carnets d’un homme désolé[...]
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Écrit par
- Angel PINO : professeur émérite des Universités, université Bordeaux Montaigne
- Isabelle RABUT : professeure émérite à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
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