ZHUANGZI
La pensée du « Zhuangzi »
Impossible de tirer du Zhuangzi un système ; la notion même de système serait un contresens. L'exposé des idées est rarement discursif ; il use de l'illustration concrète, souvent du mythe traité en procédé littéraire. Il y a aussi beaucoup d'éléments se rattachant à de vieilles croyances magico-religieuses, à des pratiques chamaniques, à des techniques psychophysiques favorisant la longue vie : qui dira s'il faut prendre à la lettre ces « superstitions », qui devaient prendre tant d'ampleur dans la « religion » taoïste du Moyen Âge, ou n'y voir dans le Zhuangzi qu'allégories poétiques ? L'ignorance où nous laisse le manque de toute exégèse ancienne ne porte pas seulement sur les allusions historiques ou mythiques, mais surtout sur les procédés d'association des idées, qui déroutent le lecteur moderne : il faut deviner, suppléer des maillons dans la chaîne du raisonnement, recourir à une intuition dont nous sommes mal armés. La notion centrale est celle du Dao, ce « chemin », cette Voie selon laquelle procèdent toutes choses, tous les « êtres » (wu) comme dit le Zhuangzi. Dans cet ouvrage, le Dao est élevé à la hauteur d'un absolu métaphysique, une manière de « Dieu » à la chinoise ; il est l'Un indifférencié, auquel se ramènent toutes les différenciations, les déterminations du monde empirique. Métaphysique centrée sur l'homme, comme le veut l'humanisme chinois : à l'homme de faire retour à l'Un absolu par-delà toute relativité, de conformer sa conduite à la spontanéité naturelle du Dao qui nous embrasse de toute part « sans qu'on le voie ».
La première section du Zhuangzi, « Libres Errances », s'ouvre par un hymne à la liberté du taoïste parcourant à sa guise l'univers, tel le Phénix mythique qui, pareil au chamane dans ses randonnées extatiques, s'élève dans le ciel infini d'où il survole le monde, alors que la cigale – ou la caille, ou la tourterelle, selon des variantes –, lorsqu'elles prennent leur essor, vont se cogner contre l'arbre voisin ou s'abattre parmi les herbes, images de l'homme médiocre qui n'a que « petit savoir » et s'attache aux activités de ce bas monde, autrement dit du confucianiste. Le taoïste, lui, « embrasse les dix mille êtres en un tout unique », n'agit qu'« en ne faisant rien » et, « ne servant à rien, ne pâtit de rien ».
La deuxième section, une des plus brillantes, s'intitule « Discussion sur la neutralisation des êtres ». C'est la seule partie qui porte ce titre de « discussion » (lun, traité) ; on a voulu comprendre aussi, tardivement et sans doute à tort, « Neutraliser les discussions des êtres » ou, avec moins de vraisemblance encore, « Neutraliser les discussions et les êtres ». C'est une critique dissolvante de la dialectique des sophistes, si répandue en ce temps parmi les rhéteurs qui « erraient » eux aussi, mais ici-bas, à travers la Chine, pour y proposer leurs recettes politiques aux princes féodaux. Le principe même de la logique y est récusé avec toutes les ressources d'une logique exténuante qui démontre la vanité de toutes les opinions opposées, de toutes oppositions en général, notamment de celles sur lesquelles repose le langage. Les contraires se « neutralisent », se confondent dans le Dao ; le tiers n'est pas exclu. Le Dao ne se livre qu'à l'« illumination » mystique (ming), par-delà logique et langage ; il y a dans le Zhuangzi une forte veine mystique (la deuxième section s'ouvre par une scène d'extase). Le vrai et le faux, le oui et le non, le beau et le vrai, la vie et la mort, tout cela se vaut du point de vue du Dao. Les conventions de la morale confucianiste sont tournées en dérision : un bandit fait[...]
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Écrit par
- Paul DEMIÉVILLE : membre de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France
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