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ZIBALDONE (G. Leopardi)

Si la grandeur de l'œuvre poétique de Giacomo Leopardi (1798-1837) commence à être reconnue en France, son œuvre philosophique est loin d'avoir trouvé une écoute à la hauteur de son importance et de ses véritables enjeux. Dispersée, non systématique, souvent paradoxale, empruntant parfois une forme narrative ou dialoguée comme dans les Operette morali, cette pensée semble à première vue celle d'un dilettante, et c'est ainsi que même des philosophes de l'envergure de Croce l'ont accueillie. Ce préjugé a sans doute empêché pendant longtemps que l'on s'intéressât, en France, aux ouvrages spéculatifs de Leopardi. Il faut se réjouir que des traductions récentes, aux éditions Allia, des Operette morali, des Pensieri et, surtout, la traduction intégrale du Zibaldone, établie sur la base de l'édition critique de Giuseppe Pacella (trad. B. Schefer, 2003) soient venues combler cette lacune.

Jeune « provincial » issu de la petite aristocratie des États pontificaux, Giacomo Leopardi a vécu, de loin, certes, et selon une perspective singulière mais non dénuée de passion, tous les événements, parfois déchirants, qui ont caractérisé son époque : le déclin de l'héritage néoclassique et le romantisme naissant, les dernières convulsions révolutionnaires et le repli politique de la Restauration ; un temps nourri d'attentes, de craintes, d'espérances et de cruelles désillusions.

Vers 1817, le jeune poète de Recanati, après des années « d'études folles et désespérées » qui devaient le marquer à jamais dans son corps et son esprit, commençait à noter dans des cahiers les pensées, impressions, ébauches, notes de lectures qui allaient devenir l'immenso scartafaccio (« l'énorme tas de brouillons ») du Zibaldone, véritable work in progress de la pensée et de la poésie léopardiennes, dont les fragments s'étaleront de 1817 à 1832, pour couvrir au total plus de 4 500 pages. Cette entreprise va constituer au fil du temps un espace d'écriture inédit et singulier, qui s'écartera aussi bien de la tradition des « mémorialistes » que des récits autobiographiques en vogue au xviiie siècle. À la fois chantier, laboratoire et labyrinthe, le Zibaldone tisse autour du sujet une vaste trame de pensées, théories, observations sur le monde, non exemptes de contradictions et de revirements. Tout au long de ce chemin dédalique, Leopardi questionne la nature, la poésie, l'imagination, les illusions fondatrices des Anciens et celles, pernicieuses, des Modernes, l'héritage des Lumières et les positions sensualistes, qu'il fait siennes souvent. Ces interrogations témoignent d'une pensée en construction, donc toujours inachevée, et, en un sens, « informe ». Le titre même de Zibaldone, qui vaut « galimatias », « fourre-tout », traduit cette absence de forme canonique.

On peut reconnaître deux versants de cette expérience : celui, secret – in-forme, donc – du monde des pensées et réflexions telles qu'elles se présentent à l'esprit, et qui demandent éclaircissement, creusement, répétition ; et celui, tensionnel, qui, déchirant les trames répétitives du monde intérieur, tend à l'œuvre, ou tout au moins indique son exigence. Cette tension vers le versant opposé est ce qui donne sens et fondement au travail obscur de l'écriture-pour-soi. Dans le labyrinthe des renvois, des livres, de l'intertexte incessant, se fait jour, outre une possible connaissance du monde et de soi, la nécessaire rupture qui donne lieu à une méditation sans complaisance, et qui, se frayant un passage parmi les apories de la pensée, va pouvoir devenir projet. On peut déceler sans doute dans cette volonté de projet l'un des liens les plus profonds entre le Zibaldone et les Canti, les Operette morali et, a fortiori, les Pensieri.

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Écrit par

  • : professeur d'italien à l'université de Montpellier-III-Paul-Valéry

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